Nous intitulons ainsi le prologue de notre analyse sur le devenir histoire que nos deux publications sur la culture ont, entre temps, interrompue. En fait, plus ou moins qu’un prologue, il s’agit pour nous d’envisager les bases d’un renouvellement du débat sur notre présence humaine, présence qui a conscience d’elle-même, dans cette dimension spécifique des choses, que constitue la temporalité historique. Mais avant tout, quel bilan synthétique, assurément mitigé, doit-on finalement faire du débat, séculairement reconduit, sur l’histoire et son sens ?

Notre question, ainsi posée, signifie certainement que l’imaginaire sur l’histoire, qui prend ses racines dans le mythe et qui évolue progressivement vers la rationalité, est loin d’avoir abouti à une intelligibilité univoque du devenir. Le long processus de l’évolution des idées, qui débouche, chez Karl Marx, à l’affirmation selon laquelle, ce ne sont pas des dieux qui font l’histoire, mais les hommes eux-mêmes, dans les conditions imposées par leur contexte matériel, donne l’impression de nous avoir conduits dans une impasse. Après Marx et les marxistes, après la révolte nietzschéenne contre toute force transcendantale à la volonté de l’homme, après donc ces grands esprits du XIXe siècle, la tentative de Jean Paul Sartre au XXe siècle, qui a consisté à faire de la liberté humaine le moteur du devenir, en niant l’existence de Dieu, nous a attribué une lourde responsabilité que rarement nous avons pu assumer en situation historique. Sans doute, une rétrospection sur les grandes étapes du passé, laisse voir des acteurs humains faisant des choix, prenant des décisions d’envergure historique, engageant des actions à portée globale et dans des desseins librement voulus par eux. Ce sont bien des hommes qui ont décidé des guerres, des révoltes et des révolutions, des intronisations et des abdications ; ce sont des hommes qui ont choisi le sort des peuples et qui ont décidé de les doter de telle ou telle forme d’institution. Ainsi, le destin de Rome fut bien la résultante des choix d’empereurs successifs ; le devenir bienheureux du christianisme dans le monde est bien la conséquence du courage des premiers chrétiens et de la conversion de l’empereur Constantin. De même, la France de la liberté, de l’égalité et de la fraternité est indéniablement le choix d’hommes et de femmes qui ont pensé ces concepts et qui, librement, ont agit pour le changement contre l’ordre ancien et la monarchie ; le « non » d’Ahmed Sékou Touré contre l’ordre colonial et son « oui » pour l’indépendance, sont aussi bien les choix d’un homme libre et responsable de ses actes devant les hommes. Au regard donc du tableau des faits historiques, on peut dire, avec Sartre, que le devenir est la succession des actions libres des hommes et que l’humanité devient ce que nous choisissons d’en faire. Ce sont les hommes qui tracent les routes de l’histoire vers des fins choisies par eux, et qui tissent, par les actions qu’ils entreprennent selon leur libre arbitre, les mailles du grand filet du devenir. Mais alors, comment comprendre que le cours de l’histoire nous échappe bien trop souvent ? Comment comprendre qu’elle n’aille presque jamais dans le sens où nous désirons qu’elle aille ? Pourquoi donc l’histoire ressemble-t-elle à une succession infinie de désillusions, de desseins désavoués par les faits, de rêves qui tournent aux cauchemars ?
Si l’on ne veut pas recourir aux conceptions anciennes qui mettent des divinités aux rennes du devenir, c’est encore chez Sartre qu’on peut paradoxalement trouver la solution au dilemme que génèrent ces questions. Pour Sartre, l’homme n’est pas un simple sujet de l’histoire, manipulé par une quelconque divinité ou diligenté par un déterminisme historique et matérialiste. Il est lui-même l’acteur du son devenir. Les choses ne vont cependant toujours pas dans le sens de ses choix. Hitler a voulu devenir le grand maître du monde, mais à l’arrivée, il perd sa guerre et quitte l’histoire par la porte la plus petite ! Une certaine France souhaitait maintenir l’ordre colonial, mais l’histoire en a décidé autrement ! Sous cet angle, le devenir est un amoncellement de douloureux désaveux, d’intentions trahies, de grandeurs tournées en petitesses, de petitesses imprévisiblement élevées en grandeur. Pour Sartre, ce paradoxe, qui met à rude épreuve la croyance en liberté, provient du fait que les volontés qui choisissent et agissent sont multiples. L’histoire est la résultante d’une confrontation entre libertés qui ne vont pas forcément dans le même sens. Si un peuple choisit de dominer un autre, cet autre peut choisir de défendre sa souveraineté à tout prix. En fait, on reconnaît là, Jean Paul Sartre fidèle à la dialectique hégélienne et marxiste, après avoir renié le matérialisme historique de ses origines communistes.

La conséquence directe de cette vision sartrienne, c’est que l’histoire perd tout centre directeur, tout maître absolu. Il n’existe plus d’intention unique du devenir, encore moins de sens préalablement et inexorablement fixé, vers lequel l’histoire conduira. On doit dire, que dans l’histoire, tout peut basculer d’un côté ou de l’autre, à tout moment et en fonction des choix des acteurs qui jouissent chacun d’une liberté absolue.
Dès lors, l’unique finalité qu’on pourrait, tout au plus, assigner au devenir histoire, c’est ce que nous pouvons appeler, ici, la concordance des libertés, l’harmonie des choix, dans le dialogue des consciences. En fait, la vision sartrienne de l’histoire- et certainement celle d’Herbert Marcus, cet autre dissident marxiste de la même époque-, en proclamant la liberté, a mis fin au totalitarisme conceptuel qui servit de fondement à toutes les sortes de gouvernance tyrannique dans l’histoire. Si on l’accrédite, on doit en déduire qu’aucune force ne peut unilatéralement décréter l’avenir du monde et l’humanité future sera nécessairement la résultante d’un accord des esprits, des cœurs, des rêves individuels et collectifs.
Au bilan, on peut retenir que la pensée post marxiste, chez Sartre ou chez d’autres, est le reflet exact d’un monde qui l’a produite. Le vingtième siècle a, en effet, eu la chance ou la malchance d’avoir vécu les tentatives de réalisation des eschatologies politiques, de droite comme de gauche, à travers les expériences douloureuses du nazisme et des régimes volontaristes qui ont incarné l’utopie socialiste. Notre siècle a essayé de conduire l’histoire vers les horizons de nos désirs, en voulant embarquer l’humanité entière dans des logiques uniques et totalitaires.
À l’arrivée, les forteresses sont tombées, les statues des hommes providentiels ont été déboulées, les espérances de changement de base du monde se sont épuisées. L’histoire nous a, elle-même, donné la preuve qu’elle ne peut pas être manœuvrée comme un bateau sur un océan aux eaux calmes. Nous avons fait des choix, nous avons engagé des actions, mais, comme avant nous et depuis l’antiquité, l’histoire a eu le dernier mot. Tout au moins, la pénible expérience du vingtième siècle nous aura laissé un monde d’une autre nature. En effet, les générations futures hériteront d’un monde sans pôles, sans puissances politiques indiscutablement dominatrices, sans aucune idéologie en mesure d’embarquer des masses populaires entières vers des desseins collectivement désirés. L’avenir sera nécessairement fait de multiples centres de pensée et de décisions, de manifestations variées de la liberté, d’aspirations individuelles et locales plutôt que collectives. Comme dirait l’autre, l’humanité est entrée dans l’ère du vide où le plus important pour l’homme, ce n’est pas le devenir ou l’avenir, mais l’instant présent, fait de jouissance matérielle. Plus que jamais, ce monde de liberté sans maître, a besoin de repères nouveaux qui pourraient, sans doute, surgir d’une relecture des mythes anciens de nos pères. Il nous faudra cependant recadrer tout notre héritage mythique, à partir de nos acquis historiques cumulés, et de notre nouveau regard sur l’univers infini qui nous englobe et que nous connaissons de mieux en mieux. Nous devons, à partir de là, trouver le chemin de la convergence vers un âge de nouveau sens, qu’il faut d’ailleurs entrevoir sous le sceau de la concordance des libertés, de l’harmonie des choix et des voies.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net