Nous précisons, avant toute chose, que nos articles précédents ont fait les contours de la nature de l’État et du concept de laïcité. Nous y avons établi aussi les motifs utilisés, par les réseaux hostiles au contrat social laïc, pour légitimer les projets contemporains d’État religieux. Pour l’essentiel, ces motifs consistent à dire que la séparation du politique et du religieux est cause de dépravation des mœurs sur la terre, d’hérésies philosophiques contraires aux textes sacrés. Tout naturellement, nous reconnaissons, en faveur de ces théologiens de l’ère de la conquête spatiale, que l’humanité contemporaine, aussi bien dans ses fondements que dans ses aspirations, n’est pas exempte de toutes critiques. Mais, peut-on imaginer, pour autant, une remise en cause de millénaires d’histoire qui nous ont conduits à cette époque où la liberté est le principe cardinal de l’être-ensemble ? Une régression vers ces formes holistes et totalitaristes de socialité est-elle raisonnable, en ces âges où les droits de l’individu sont déjà bien proches de l’absolu ?

Pour comprendre nos appréhendions à l’égard de l’État religieux, il faut avoir à l’idée les grands principes qui sous-tendent cette institution et les faits qui en découlent. Il ne s’agit pas seulement d’un État qui décide de se doter d’une religion dont il assure la promotion et la bonne pratique. Dans cette deuxième option, comme c’est le cas au Maroc ou ailleurs dans le monde Arabe, l’État n’est pas religieux, mais c’est la religion qui est d’État. Dans ces conditions, le souverain terrestre, à travers éventuellement un ministère des affaires religieuses et du culte, veille à une interprétation officielle des textes sacrés, fait dispenser une instruction religieuse à l’école, et injecte dans les lois, autant que possible, les mœurs religieuses de la nation. Le Maroc, dont la population est, à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, musulmane sunnite, a pu ainsi concilier une sorte de monarchie constitutionnelle, où le politique imprime au religieux ses principes de démocratie, de tolérance et de modernité. Bien sûr, le législateur et les lois y sont d’inspiration musulmane ; cela se comprend et s’accepte d’ailleurs aisément, dans la mesure où le pays est, à une majorité écrasante, de culture et de mœurs
musulmanes ; après tout, sous d’autres cieux, le législateur et les lois sont aussi d’inspiration chrétienne, sans que cela ne remette en cause le principe de la laïcité de l’État !
Cet exemple marocain nous permet de dire que, pour les nations dont l’histoire et la culture l’exigent, il existe des alternatives médianes entre les théocraties des temps anciens et la forme moderne et laïque de l’État. Malheureusement, ces belles pistes, empruntées par les monarques éclairés du début du XXe siècle, sont jugées trop réformistes par les pôles extrêmes du monde musulman. Pour ces partisans du radicalisme, ce n’est pas à l’État de veiller à la forme, au fond et à la pratique de la religion, mais au contraire, c’est la religion qui doit imposer ses principes à l’État. Il résulte de cette imposition, que la souveraineté doit être religieuse ; que le législateur, les lois, le pouvoir exécutif, les magistrats, les cercles de pensée, les réseaux de communication, doivent être tous assujettis au pouvoir spirituelle. Dans les faits, comme on le voit déjà, ouvertement en Iran ou dans l’Irak de Daesh, et sordidement en Arabie Saoudite, une telle forme du contrat social exclut d’office l’existence de plusieurs religions dans le corps social, la liberté de conscience, de culte et d’expression. Elle bannit le pluralisme idéologique, la diversité réelle des opinions philosophiques et politiques. Dans l’histoire de l’humanité, c’est là les visages les plus archaïques de la pensée unique et de l’État absolutiste. Il est donc inimaginable, qu’en notre temps, on puisse encore dire : « dans l’État, une seule foi ; une seule voie et une seule loi, celles du livre sacré ; une seule voix, celle du guide spirituel et de ses suppôts accrédités ». Les contemporains, attachés à leurs libertés douloureusement conquises dans l’histoire, ont toutes les raisons d’être hostiles à une cette forme archaïque de l’État.

Une telle position hostile à l’État religieux, ne relève, ni d’un mépris à l’égard des religions, ni d’un manque de confiance aux clergés des confessions religieuses. Au contraire, nous pensons que les religions et leurs clergés ont largement contribué à l’humanisation de l’homme, à l’émergence, au-delà des races, des ethnies et des cultures, d’une fraternité universelle. À toutes les époques, les croyances et leurs porteurs ont constitué des liens entre l’homme et l’homme, entre le passé et le présent, entre l’ici et l’ailleurs, entre le ciel et la terre, entre l’homme et la nature-cosmos, s’affirmant ainsi comme facteurs sublimes de cohésion sociale, d’insertion harmonieuse de l’homme dans l’univers qui l’englobe, de production de sens pour notre présence dans le système des choses d’ici-bas. Mais, dans le même temps, et à chaque fois qu’une religion a voulu s’imposer comme outil de rédemption sociale et de purification de la terre, plutôt que de s’offrir comme voie du salut individuel de l’âme humaine et comme cadre apaisé de liens entre l’homme et son semblable, elle a opposé les nations aux nations, divisé les peuples, versé le sang de l’innocent et souillé la terre. Bien évidemment, l’histoire montre que ce sont les puissances politiques qui se sont souvent accaparées des religions, pour se sacrer et se sanctifier, pour sacraliser leurs œuvres humaines, pour légitimer leurs quêtes de pouvoir et de gloire. Mais, tout indique, aujourd’hui, que la séparation du politique et du religieux est consommée ; des siècles de soubresauts nous y ont conduits, et nul peuple, soit-il en quête d’armes idéologiques pour ses causes, ne devrait encore recourir à ces vieilles formes de socialité où le ciel et la terre se confondent, alors même que Dieu, pour faire la part des choses entre le monde et l’au-delà du monde, a pris le soin de les séparer.
Au bilan, on peut se souvenir de cette petite phrase du discours d’investiture du Président Obama : « Le monde a changé et nous devons changer ! ».
Sans doute, moult personnes, peut-être perchées aux cimes des minarets de Téhéran, rétorqueraient à Obama en clamant : « le monde a changé, mais c’est en mal qu’il a changé, et nous devons le rechanger, en le ramenant sur les justes voies de Dieu ». Depuis notre Afrique qui cherche ses nouvelles voies dans ce concert, pas toujours harmonieux, des civilisations, nous ne pouvons que modestement dire : " le monde a changé, à la fois en bien et en mal ; la terre s’est peut-être éloignée du ciel ! Mais pour changer ce qui a changé, nous devons nous-mêmes changer ! Nous devons apprendre à chercher le meilleur dans le futur et non dans le passé. Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères », comme l’a recommandé Martin Luther, ou comme pourrait nous le suggérer le sage Mahatma Gandhi ! Nous n’avons pas d’autres issues, que de rêver et d’œuvrer ensemble pour un monde où, l’appel du muezzin et celui du rabbin, les battements sacrés du tambour africain, l’envol, dans les cieux de l’Himalaya, de l’encens magique d’un moine mandarin, les échos des cloches du parisien, du romain, du londonien et de Dublin, le pamphlet du philosophe déiste et voltairien, le silence mystique de cet ami apache amérindien, expriment tous, de manières différentes, la même alerte pour l’âme humaine en quête du Dieu unique.

*Le titre est de la Rédaction de Kaceto.net

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net