En dépit de son poids économique et politique, la Chine n’entend pas gérer le continent à la place des Africains, explique le sinologue Jean-Pierre Cabestan.
Premier partenaire commercial de l’Afrique, la Chine a promis au continent une aide de 60 milliards de dollars (environ 52 milliards d’euros), lundi 3 septembre, lors du septième Forum sur la coopération sino-africaine, qui réunit durant deux jours à Pékin les dirigeants de 53 pays africains. Alors que le président Xi Jinping a vanté une
aide « sans conditions », Le Monde Afrique a interrogé le sinologue Jean-Pierre Cabestan, professeur de science politique à l’Université baptiste de Hongkong, sur les contours de l’engagement chinois en Afrique.

La Chine est-elle en terrain conquis en Afrique ?

Jean-Pierre Cabestan Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus qu’un seul pays africain, le Swaziland, qui garde des relations diplomatiques avec Taïwan. Tous les autres ont choisi Pékin, dont très récemment le Burkina Faso. Plus généralement, la Chine est devenue un partenaire essentiel de l’Afrique, même si cela ne veut pas dire qu’elle y est seule et que les pays africains se détournent des Etats-Unis, de l’Union européenne (UE) ou des autres pays émergents.

Par exemple, la Tanzanie reste très proche de la Chine mais entend aussi faire plus avec les Etats-Unis et l’UE. Et l’Ouganda, fidèle partenaire de Pékin, a attribué à Total l’exploitation de la plus grande partie de ses gisements pétroliers du lac Albert, la compagnie chinoise Cnooc n’ayant obtenu qu’un tiers de ceux-ci. De même, le Soudan, qui espère bénéficier un jour de la levée des sanctions occidentales, distend peu à peu ses liens avec Pékin, à qui il ne vend pratiquement plus de pétrole, celui-ci étant aux trois quarts concentré au Soudan du Sud, où la production a à peine repris.

Mais incontestablement, en règle générale, la Chine est présente partout en Afrique, son discours anti-occidental n’y est pas mal perçu et, surtout, de nombreux pays africains s’interdisent désormais de critiquer la Chine ou de soutenir une politique étrangère critique de la Chine.

Ce poids de la Chine fait-il débat en Afrique ?

Oui, la question que se posent de nombreux Africains est : jusqu’où aller dans le partenariat et, plus encore, dans la dépendance économique et financière à l’égard de Pékin ? D’où l’inclination de nombreux pays africains à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, ce qui n’est pas toujours possible vu la faiblesse des offres occidentales de financement.

En outre, la Chine, de par son poids hégémonique et l’asymétrie des relations qu’elle entretient avec la plupart des pays africains, devient parfois un sujet de débat de politique intérieure. Cela a été le cas lors d’élections récentes en Zambie et au Ghana. La Chine fait aussi débat au Kenya, où la voie ferrée qu’elle vient de terminer entre Mombasa et Nairobi apparaît aux yeux de nombreux opposants comme trop onéreuse et vouée à rester déficitaire.

Ces controverses touchent aussi l’Ouganda, où l’opposition juge le président Museveni trop proche de Pékin, voire l’Ethiopie, où l’évolution politique intérieure contribue à délier les langues sur le trop fort endettement à l’égard de la Chine.

Y-a-t-il un risque de néocolonialisme chinois ?

C’est le premier ministre malaisien, Mahathir Mohamad, qui a récemment employé l’expression. Cette critique est plus courante en Afrique, constituée de nombreuses anciennes colonies, qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Cela dit, plus que néocolonialiste, la Chine se montre plutôt hégémonique en Afrique, voire impérialiste, tirant parti de sa force de frappe financière et commerciale pour imposer son jeu et ses vues, et parfois s’ingérer dans les affaires intérieures des pays afin de mieux protéger ses intérêts, contrairement à ce qu’elle prétend dans les arènes internationales où elle promeut la « non-ingérence ».

Lundi, au premier jour du sommet Chine-Afrique, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a explicitement réfuté cette accusation de néocolonialisme. C’est intéressant car l’Afrique du Sud est une vraie puissance régionale, et si l’ex-président Zuma était proche de la Chine, on se demande si son successeur sera ou non sur la même ligne. On peut même penser qu’il rééquilibrera sa politique étrangère au profit de ses partenaires occidentaux ou des autres pays émergents.

En fait, de nombreux pays africains sont certes dans une relation asymétrique avec Pékin, mais ils ne sont pas devenus des Etats tributaires de la Chine comme peuvent l’être le Laos ou le Cambodge. D’après ce qu’on sait, la Chine n’est le créancier principal que de trois pays africains : Djibouti, le Congo-Brazzaville et la Zambie. L’accusation de néocolonialisme me paraît d’autant moins pertinente que la Chine n’entend surtout pas gérer l’Afrique à la place des Africains, comme la France l’a longtemps fait pour ses anciennes colonies.
Il n’y a donc pas de néocolonialisme, mais une nouvelle forme d’hégémonie, voire d’impérialisme, qui passe notamment par le commerce, les prêts, la diplomatie et la coopération militaire.

L’institut Thomas More vient de publier une étude qui va à contre-courant puisqu’elle est intitulée « Chine-Afrique : au-delà des intérêts économiques, l’indifférence réciproque ». Qu’en pensez-vous ?

Je pense que c’est faux. L’intérêt est réciproque et croissant, car la Chine sait que la croissance de demain proviendra en partie de l’Afrique, et l’Afrique sait que la Chine peut lui fournir de nombreuses infrastructures qui faciliteront ce développement économique, au risque d’accroître l’endettement des pays et donc leur dépendance à l’égard de Pékin. Certes, les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique, que le précédent Forum, en 2015, avait prévu de doubler et de porter à 400 milliards de dollars en 2020, ont en réalité diminué depuis 2014, avant de remonter à 170 milliards en 2017. Mais cela est lié à la crise des matières premières.

De même, il y avait un million de Chinois en Afrique en 2014, et ce nombre est sans doute lui aussi en train de se réduire. Tout simplement parce qu’il reste difficile de gagner de l’argent en Afrique, notamment dans le secteur manufacturier, du fait du coût de l’électricité, des transports et du bas niveau de formation de la main-d’œuvre. C’est pourquoi, la plupart des entreprises chinoises qui s’internationalisent continuent de privilégier les pays à bas coût d’Asie du Sud-Est ou d’Asie du Sud, plus proches et mieux équipés en infrastructures.
Mais il suffit de se rendre en Afrique pour voir que la présence chinoise y reste très importante, voire dominante, notamment dans le secteur des infrastructures, où les sociétés chinoises sont souvent les moins-disantes.
Surtout, je pense que pour la Chine, l’Afrique est une priorité car c’est le continent où il est le plus facile de damer le pion aux Occidentaux : c’est aujourd’hui le ventre mou de l’Occident. C’est pourquoi elle y est si active et ceci sur tous les fronts, y compris culturel, avec les instituts Confucius, et idéologique, avec de multiples échanges entre le Parti communiste chinois et des partis politiques africains. C’est aussi pourquoi elle consacre tant d’argent à la formation de cadres, de techniciens et même de journalistes africains.

Qu’en est-il de la coopération militaire ?

Elle comporte deux aspects : la formation d’officiers et la vente d’armements. De nombreux officiers africains suivent désormais des formations en Chine, mais, contrairement aux Américains et aux Français, les Chinois n’intègrent pas ces stagiaires à leur armée. Pour un officier africain, un stage en Chine reste donc moins valorisé qu’un stage en Occident.
Concernant l’armement, la Chine ambitionne de devenir le premier fournisseur des pays en voie de développement grâce à du matériel bon marché et robuste. Elle a aussi commencé à proposer des équipements plus sophistiqués, comme des avions de chasse au Zimbabwe, des hélicoptères au Soudan ou des bateaux de guerre en Algérie, au Cameroun et au Nigeria. En fait, les Chinois deviennent les principaux concurrents des Russes, notamment en Angola, en Ethiopie, au Soudan et en Algérie.

La Chine veut également être le leader des transmissions des forces armées africaines et de leurs quartiers généraux. Huawei a gagné des contrats au Niger, en Tanzanie et au Zimbabwe, avec les risques que l’on sait en matière d’espionnage.

Quelle peut être la réponse de l’Occident ?

La Chine nous oblige à réagir. Prenez le cas du Burundi, l’un des pays les plus pauvres du monde. Comme l’Occident lui applique des sanctions commerciales, il se tourne vers la Chine, qui y construit non seulement le palais présidentiel mais aussi de nombreuses infrastructures, notamment des routes. Avec nos principes de bonne gouvernance et de politique des droits humains, que, d’ailleurs, nous n’appliquons pas à la Chine, nous nous tirons une balle dans le pied. Avons-nous imposé des sanctions à la Chine parce que Xi Jinping a décidé de devenir président à vie ? Une fois encore, on s’en prend aux plus faibles et aux plus démunis, jamais aux plus forts.

Propos recueillis par Frédéric Lemaître (Hongkong, envoyé spécial)
Le Monde