Lancée l’an dernier, la compagnie nationale Air Sénégal SA devait faire oublier ses deux soeurs défuntes. Néanmoins, des problèmes techniques et une direction défaillante remettent en cause cet ambitieux projet en posant la question de la présence entravante des réseaux de la Françafrique.

Fort d’un soutien de l’Etat sénégalais à hauteur de 40 milliards de francs CFA (61 millions d’euros), la nouvelle compagnie nationale - qui n’a pour l’heure déployé ses ailes que pour une destination domestique - prévoyait de se lancer à la conquête du ciel régional puis intercontinental. Néanmoins, trois mois après le lancement de ses vols commerciaux, Air Sénégal a été contrainte de clouer au sol ses deux seuls avions - deux ATR-72-600 neufs - pour cause d’incidents techniques.
Après 13 jours d’interruption, l’un des deux bimoteurs a pu reprendre les airs le 20 juillet dernier. Le second, qui doit subir des réparations lourdes, est en attente de convoyage vers un centre de maintenance en Europe.
Malgré leur jeunesse, ce n’est pas la première fois que les appareils d’Air Sénégal fréquentent le garage : livrés en novembre 2017 à l’aérodrome de Toulouse Francazal, ils ont été parqués jusqu’en mai 2018. La facture, avant même la mise en service de la compagnie, a atteint plus de 58 millions de francs CFA (soit plus de 88000 euros), hors coûts techniques de stockage.
Les mésaventures d’Air Sénégal en rappellent d’autres : il s’agit en effet de la troisième compagnie ivoirienne à connaître des difficultés, les deux premières ayant fait faillite. Air Sénégal International (ASI) a vécu moins d’une décennie (2001-2009) faute d’entente entre ses actionnaires sénégalais et marocains. Sa soeur cadette Sénégal Airlines a quant à elle vécu 5 années (2011-2016), avec une perte de 20 milliards de francs CFA (soit plus de 30 millions d’euros) dès la première année en raison de la vétusté des appareils et d’une stratégie commerciale défaillante.
Néanmoins, avec de tels débuts, l’espoir de faire d’Air Sénégal un fleuron capable de faire oublier ses prédécesseurs dans l’univers très concurrentiel du transport aérien s’amenuise considérablement.

Le silence des dirigeants face à ces avatars fait aussi peu pour la crédibilité de la nouvelle compagnie que le passé de ceux-ci.
En effet, le directeur général d’Air Sénégal, Philippe Bohn, est l’ex-Monsieur Afrique d’EADS et un aventurier de l’industrie qui pourrait sortir d’un roman d’espionnage. Il a d’ailleurs publié le sien - autobiographique - il y a 6 mois, intitulé : « Profession : agent d’influence ». Avant d’être au service Marwan Lahoud chez Airbus, Philippe Bohn a travaillé pour Alfred Sirven et Loïc Le Floch-Prigent chez Elf et Henri Proglio chez Vivendi. Un homme de réseaux donc, qu’on envoie en Afrique pour « négocier » avec les chefs d’Etats africains. Il connaît par exemple de longue date Thabo Mbeki, l’ex-président sud-africain, ce qui lui a permis en 2002 de rafler à Boeing la vente de 42 avions à South African Airways.

Trois ans plus tard, Philippe Bohn se focalise sur la Libye, avec succès : il devient l’ami de deux des fils de Mouammar Khadaffi, Saïf Al-Islam et de Saadi. Un bon carnet d’adresse qui aurait permis à Bohn d’organiser le séjour polémique du dictateur libyen à l’Elysée en 2007.
Aujourd’hui, c’est donc le Sénégal qui intéresse cet homme de réseaux. Il réside - aux frais du contribuable sénégalais - dans de luxueux hôtels de Dakar et perçoit un salaire mensuel compris entre 10 et 15 millions de francs CFA (entre 15 et 23000 euros), et ce en plus d’importantes sommes destinées à des consultants presque tous liés à Airbus.
Aux côtés de Bohn, le directeur général adjoint Jérôme Maillet est un un ancien d’Air France mis en place par le président sénégalais Macky Sall.
Jérôme Maillet n’en est pas à son premier coup : occupant le même poste chez Congo Airways avec des objectifs comparables (faire de la compagnie une référence en Afrique centrale), le Français a participé à une opération d’achat de fournitures auprès d’amis présumés. Des fournitures qui ont été payées, mais qui n’ont jamais été livrées à la compagnie. Ce scandale a failli causer un incident diplomatique entre le président Joseph Kabila et la France, qui est parvenue à exfiltrer son ressortissant convoqué par la police judiciaire de Kinshasa.
Déclarée en faillite début 2017 après deux ans d’existence, c’est après avoir enterré Congo Airways que Jérôme Maillet s’est lancé dans l’aventure Sénégal Airways. Un surprenant remake rémunéré 10 millions de francs CFA (15 millions d’euros) par mois, dans lequel ce dirigeant faisant toujours l’objet d’un mandat d’amener de la justice congolaise est en mesure de décider des partenaires et des prestataires d’Air Sénégal.
L’influence de ces réseaux à la tête d’Air Sénégal est palpable : alors que le business plan d’Air Sénégal ne prévoyait l’achat d’avions supplémentaires que lorsque la compagnie aurait atteint le niveau régional, deux Airbus A330 à près de 240 millions d’euros l’unité ont été achetés sans appel d’offre lors de la dernière visite de Emmanuel Macron. La maison mère de Philippe Bohn peut être d’autant plus satisfaite qu’Air Sénégal a posé une option d’achat sur deux autres appareils.

Si la direction a été trustée par des Français, le reste de l’entreprise peine aussi à impliquer des Sénégalais. En effet, en dépit d’une importante campagne de communication, Air Sénégal n’a pas encore réussi à recruter de pilotes nationaux. Un constat que livre avec amertume un pilote sénégalais d’Air Côte d’Ivoire : « Nous aurions voulu travailler pour notre pays, mais rien n’est clair dans cette affaire. Et lorsque l’on voit que les compétences nationales qui s’étaient battu pour créer cette compagnie ont presque toutes été écartées et obligées de s’exiler, il y a de quoi être inquiet pour cet outil qui devait être une fierté nationale »
Plus qu’un élément de fierté nationale, la création d’une nouvelle compagnie aérienne nationale s’inscrit dans le Plan Sénégal Emergent (PSE) de Macky Sall ; un plan prévoyant également de faire du Sénégal un hub aérien régional. Néanmoins, Air Sénégal entraînerait ce projet ambitieux dans sa chute, ce qui serait dommageable pour les intérêts sénégalais alors que la guerre pour le transport aérien intérieur en Afrique fait rage.
C’est donc un désagréable sentiment de déjà vu qui entoure Air Sénégal, tant par ses défaillances que par le curriculum et les méthodes de sa direction. Cette mauvaise habitude, c’est la Françafrique dans ce qu’elle a de plus déplorable ; celle qui jette de l’huile sur le feu anti-français qui brûle en ce moment au Sénégal, avec des mouvements contre les entreprises hexagonales et contre le franc CFA, perçu comme un vestige du colonialisme. Le président Macron avait pourtant juré que la France “n’avait plus de politique africaine”...

Ramy
Agora Vox