« Après la mise au monde, il reste l’éducation. Vivre c’est persévérer dans son être. Et pour une société donnée, c’est par l’éducation qu’elle se perpétue dans son être physique et social. Il s’agit d’un accouchement collectif qui prolonge l’enfantement biologique individuel » (Professeur Joseph Ki-Zerbo, 1990, p. 15).

Je reprends ici pour les lecteurs de KACETO.NET un article que j’avais écris pour l’association Manden. C’est un article qui a eu un franc succès dans la mesure où il a été énormément cité dans de nombreux articles, travaux universitaires et ouvrages consacrés aux problèmes d’éducation et de formation en Afrique. Pour ne citer qu’un seul exemple qui me fait particulièrement plaisir, je vous invite à lire en ligne l’ouvrage collectif de Abdel Rahamane BABA-MOUSSA Laouali Malam MOUSSA & José RAKOTOZAFY intitulé : Fondements et philosophie de l’éducation des adultes en Afrique. Un ouvrage co-publié en 2014 par l’Institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long de la vie (UIL) et Les Presses universitaires d’Afrique.
A lire sur : https://www.international.de/fileadmin/files/apal_frz_bd2_fondements.pdf.

Quelles sont les caractéristiques principales de l’éducation traditionnelle en Afrique Noire ?
Par le terme « éducation traditionnelle » je veux parler de celle qui prend en compte la richesse profonde du milieu africain. Cette éducation-là se fait généralement par la parole qu’accompagnent l’observation et l’imitation, l’art et le jeu, la musique et la danse. Elle tend à valoriser la cohésion, la solidarité, la primauté du groupe.
Il serait cependant fastidieux d’entrer dans les méandres de toutes les descriptions et monographies sur l’éducation traditionnelle en Afrique Noire. Je voudrais donc ici me limiter à attirer l’attention sur ce qu’il me semble être ses grands principes. A la suite du professeur Lê Thành Khôi (1995), je retiendrai quatre constantes de cette éducation traditionnelle (ou éducation communautaire) :
1. Toute la société est éducative parce que l’enfant est l’enfant du groupe tout entier et non seulement de ses géniteurs. « Il faut tout un village pour élever un enfant », dit un proverbe africain. L’éducation traditionnelle africaine a un caractère collectif prononcé, une globalité au niveau des agents. En effet, en Afrique Noire
« traditionnelle », la parenté, les pairs, tout le village participent à l’éducation de l’enfant. Tout le tissu social sert de cadre d’action. Tout le monde est concerné par l’éducation même si une place particulière revient aux parents et aux aînés ou à des personnes qualifiées par des tâches spéciales, comme durant les moments de rites d’initiations diverses ou d’apprentissage de métiers.
2. L’éducation est globale et intégrée à la vie. L’éducation traditionnelle se fait partout et en toutes occasions, dans le contexte habituel du travail et des loisirs. Elle n’a pas de limitations strictes, elle se donne partout et en tout temps, car elle se moule à la vie. Elle est constante et permanente comme le relève Désalmand (1983) : « L’éducation traditionnelle, du fait qu’elle se confond pratiquement à la vie concrète du groupe, est liée à tous les instants de cette vie, (…) L’individu formé l’est aussi tout le temps » (p. 21). Seule l’initiation échappe à cette règle. Elle se passe généralement dans un bois sacré et concentre dans un temps déterminé toutes les connaissances qui permettent aux jeunes d’assumer leurs responsabilités dans la société. Cette éducation-là est donc parfaitement adaptée au milieu et répond à ses besoins. C’est ainsi par exemple que l’enfant sera vite intégré dans le circuit de la production. La participation à la production n’a pas uniquement une valeur didactique théorique, elle est écho aux besoins du bien-être de la famille, de la société.
L’éducation traditionnelle africaine « forme l’homme et la femme à tous les points de vue, physique et moral, intellectuel et esthétique. Elle est totale, car elle est à la fois éducation et instruction » (Lê Thành Khôi, op. cit. p. 115). L’éducation traditionnelle s’adresse donc à l’intégralité de la personne.
3. L’éducation est active et démocratique. D’abord parce qu’elle se coule dans l’action, dans la participation, le cloisonnement entre la théorie et la pratique n’existant pas. Le savoir ainsi acquis empiriquement a valeur d’expérience profonde et personnalisée ; il va de pair avec une compétence effective et progressive liée à l’expérimentation dans la vie concrète. Grâce à la participation active, le patrimoine transmis par les aînés est conservé, mais aussi transformé par d’éventuelles innovations. Ensuite, gratuite et populaire, l’éducation traditionnelle africaine n’a pas de « déperditions » parce qu’elle utilise la langue de tous les jours et non une langue de classe ou une langue étrangère, parce qu’elle se fonde sur l’observation et l’imitation qui sont ouvertes à tous, l’enfant participant très tôt à la production. De même, les formes d’activité ludique qui instruisent en amusant sont accessibles à tous. Seule exception à ce caractère démocratique : l’existence de savoirs ésotériques que les détenteurs ne transmettent souvent qu’avant leur mort à ceux qu’ils jugent capables de les comprendre et de les conserver.
4. L’éducation valorise la cohésion du groupe. L’important ici c’est le rôle social que chaque individu doit jouer. Partant, l’éducation tend à apprendre à chacun à se situer par rapport au groupe, par rapport au « Nous », à en respecter les règles et les valeurs, en un mot à se conformer au rôle qui lui est assigné. Ce n’est pas la recherche effrénée de l’épanouissement personnel qui est valorisée mais la sécurité et la perpétuation du groupe. L’enfant n’est pas encouragé à développer son « Moi-Je », mais le « Nous », l’identité du groupe, l’esprit communautaire, le sens des responsabilités envers les autres. La compétition n’est pas découragée, mais doit s’exercer dans l’intérêt collectif.
A ces quatre caractéristiques principales, nous ajoutons que dans les sociétés traditionnelles noires africaines, l’esprit magique joue un rôle fondamental : la religion, le sacré sont présents dans les actes de la vie ; l’éducation, en particulier, participe du sacré. Par ailleurs, la vieillesse est perçue comme une valeur positive, une marche tendue vers un plus-être. Ainsi que le note Erny (1972) : « Le parcours des âges est pour tous l’occasion d’un perfectionnement continu. Vieillir, c’est monter l’échelle et non la redescendre. » (p. 23) La vieillesse joue donc un rôle important, en particulier sur le plan pédagogique.
Quelles sont les limites et entorses de l’éducation traditionnelle en Afrique Noire ?
Nous commettrions une erreur grave si nous prenions toutes les attitudes et pratiques éducatives du monde traditionnel d’Afrique Noire pour une panacée et si nous pensions qu’elles ne souffraient pas de limitations ou d’entorses.
Il n’est évidemment pas question ici de prétendre faire un relevé exhaustif – à supposer que cela soit possible - de ces limitations ou entorses. Il s’agira, bien plus modestement, de pointer quelques quatre points qui me paraissent essentiels pour garder un regard critique sur les valeurs de cette éducation traditionnelle africaine noire que nous je viens de dépeindre brièvement.
1. Le caractère communautaire des sociétés africaines traditionnelles n’est pas toujours bien apprécié. Le grand savant Cheikh Anta Diop (1981 : 72) lui-même en avait un jugement négatif (bien avant un certain Nicolas Sarkozy et son discours de Dakar, dont acte !) puisqu’il mettait en cause « les structures sociales communautaires sécurisantes qui enlisent nos peuples dans le présent et l’insouciance du lendemain, l’optimisme, etc., tandis que les structures sociales individualistes engendrent chez les Indo-Européens l’inquiétude, le pessimisme, l’incertitude du lendemain, la solitude morale, la tension vers le futur et toutes ces incidences bénéfiques sur la vie matérielle... »
Ce n’est pas faux, mais il convient de dire que les structures sociales évoluent. Lentement certes, mais elles évoluent, elles ne sont jamais figées.
2. L’éducation traditionnelle, parce qu’elle est parfaitement adaptée au milieu, favorise l’intelligence concrète plutôt que les facultés d’abstraction. N’y voyons pas quelque incapacité congénitale, mais simplement le fait que le milieu ne développe que les capacités nécessaires à ses exigences propres. Il est scientifiquement acquis que tous les êtres humains élaborent partout les mêmes structures cognitives de base, mais la prédominance de certains types de connaissance sur d’autres varie selon les problèmes auxquels est confronté et/ou se confronte chaque groupe. De même, la plupart des systèmes de croyance traditionnelle africains insiste sur la signification à attribuer aux choses et non sur l’explication fondée sur l’expérimentation et la vérification : on préfèrera l’interprétation symbolique à la mesure. Le recours fréquent aux explications de type magique, aux interdits ou aux tabous, permet certes de maintenir une harmonie dans la communauté et correspond peut-être au niveau d’explication possible ou permise, mais freine beaucoup les possibilités d’acquisition de connaissances sur la base d’une seine curiosité et d’un esprit de recherche.
3. Malgré le dynamisme qui peut être lié à la participation effective aux activités de la société, on peut regretter avec le sage Moumouni (1967) qu’à ce niveau, l’éducation traditionnelle : « n’offre ni cadre, ni support à des progrès ultérieurs par l’intégration et la généralisation graduelle de nouvelles expériences et connaissances » (p. 38). L’éducation traditionnelle d’Afrique Noire insiste beaucoup sur le mouvement descendant de la transmission des expériences des aînés aux cadets, ce qui ne facilite pas toujours l’expression du dynamisme des jeunes générations. Une exploitation maximale des connaissances disponibles en Afrique devrait être tridimensionnelle, établir un équilibre entre les trois mouvements possibles de circulation : descendant, ascendant et horizontal.

4. Enfin, l’ambiance orale dans laquelle se pratique l’éducation traditionnelle d’Afrique Noire impose inévitablement des limites dans la transmission du patrimoine. Bien sûr les maximes et les proverbes, les griots, certaines manifestations et cérémonies socio-culturelles aident à la sauvegarde de bien de choses, mais est-ce suffisant ? A ce propos, l’analyse du professeur Lê Thành Khôi nous paraît très éclairant : « L’oralité intègre, l’écrit différencie l’éducation des autres activités sociales. Dans le premier cas, toute action éducative est en même temps une action économique, religieuse, politique, etc., puisque c’est par l’observation, l’imitation, la parole, que le jeune s’instruit auprès des anciens. Dans le second cas, l’écrit consignant l’information dans des textes, la rend autonome et par là rend autonome l’apprentissage qui n’est plus lié à une action et à la présence d’un instructeur. Ce détachement ou cette distanciation peut être un inconvénient si l’individu ne se fonde plus sur la pratique, mais aussi un avantage puisqu’il permet de s’abstraire et de conceptualiser. Or l’abstraction stimule l’esprit critique. (…) Il est plus difficile de déceler les failles d’un verbe éloquent que celles d’un texte écrit sur lequel on peut réfléchir. L’écrit favorise également l’esprit critique en mettant à sa disposition les opinions d’un grand nombre d’auteurs sur le même sujet » (op. cit., pp. 118-119). Soulignons aussi que la société orale est une société relativement close parce que l’oralité restreint la communication à ceux – et uniquement à ceux-là – qui parlent la même langue. La pédagogie, outre qu’elle est répétitive, est également close parce qu’elle requiert la relation physique entre le formateur et l’apprenant dans une situation concrète, qu’elle exclut toute auto-éducation par des médias de longue portée (livres, l’Internet aujourd’hui, etc.), qu’elle ne s’ouvre pas aux courants internationaux. De plus, elle ne permet pas d’accumuler le savoir au-delà d’une certaine limite. Puisque celui-ci se transmet oralement, il est à la merci de la mémoire humaine et de la mort. Et les sages gardiens des traditions n’y peuvent pas grand-chose. D’où aussi notre grande tristesse devant le drame de « nos bibliothèques qui brûlent avec la mort de nos anciens ». L’écriture représente une capacité immense d’emmagasiner les connaissances, de les conserver et de les répandre. Ce n’est pas un hasard si la science s’est développée avec l’écriture et seulement avec elle.
Et pour conclure
Je peux, sans risque d’être démenti, dire que cette éducation traditionnelle de l’Afrique Noire a connu son âge d’or dans la période qui a précédé en Afrique l’introduction de l’islam et l’arrivée des Européens. Avec la venue de l’école occidentale notamment, l’éducation traditionnelle en Afrique Noire s’est doublée d’une autre source de savoir. En réalité, avec la colonisation occidentale, on a tout simplement tenté de transplanter en Afrique la monopolisation scolaire de la formation. Dès lors, des rapports très contrastés, pour ne pas dire antagonistes, entre l’éducation « ancienne » et la formation du monde « moderne » vont apparaître. (On trouvera un exposé politique de ces problèmes, anciens mais toujours vivaces, dans Abdou Moumouni, L’éducation en Afrique, Maspéro, 1964 – Notons que l’ouvrage en question a été réédité plusieurs fois, ce qui prouve la qualité, la pertinence et l’actualité des réflexions qui s’y trouvent consignées. Un grand ami du savant, le Professeur Joseph Ki-Zerbo, dans sa préface à l’édition de 1998, écrit ceci : « La réédition de l’ouvrage du professeur Abdou Moumouni sur l’Education en Afrique s’imposait ; car les enjeux fondamentaux de ce problème majeur n’ont pas substantiellement varié dans nos pays formellement indépendants depuis 1960 »). L’école n’est pas le seul lieu de l’éducation, ni même probablement son lieu principal ; elle a, en revanche, bénéficié d’un monopole croissant de transmission de savoir théoriquement « moderne ». Dans son évolution, l’école a été fortement tributaire du contexte colonial de son implantation ; elle a éliminé le paramètre socio-culturel « authentiquement » africain de son environnement en prônant la culture dominante du colonisateur à travers des mécanismes d’assimilation. Mais, au fil du temps, l’instrument de développement que représente l’école va lui-même poser des problèmes liés notamment à son coût et à son inadaptation.

Perspective théorique pour la recherche sur l’éducation en Afrique Noire
Il me semble qu’il serait intéressant, compte tenu de ce tout ce qui vient d’être dit, de discuter de la problématique de l’éducation en Afrique Noire à partir d’une analyse critique inscrite elle-même dans une théorie de la société à double niveaux chère au philosophe Allemand Jürgen Habermas : le niveau du « monde vécu » et celui du « système ».
Le « monde vécu » c’est l’ensemble des activités humaines médiatisées par les structures propres à la société que sont la langue, la culture, la socialisation et les traditions. Sa structuration et sa modification se font en fonction de l’évolution des mœurs et de l’interprétation des valeurs sociales. Le « monde vécu » est le lieu quotidien de nos activités.
Le concept de « système » fait référence à l’ensemble des savoirs qui n’embrassent qu’un élément de la société. La liste peut être longue : système économique, système de santé, système politique, système juridique, système éducatif, etc.
Pour Habermas, la société moderne se caractérise par une « colonisation du monde vécu » par les différents systèmes. Partant, je pense que la problématique de l’éducation en Afrique Noire contemporaine gagnerait à être posée dans les termes du rapport entre « monde vécu » et « système » : quels liens faut-il, aujourd’hui, établir entre nos « mondes vécus » et nos « systèmes éducatifs » pour imprimer à notre histoire (nos histoires) une orientation soucieuse de l’ouverture à la fois à soi-même, à l’autre et au monde ? Tel devrait être, de mon modeste point de vue, l’enjeu du débat.

Par Ousmane Sawadogo,
chroniqueur, Kaceto.net

Références citées :
Abdou Moumouni, L’éducation en Afrique, Paris, Maspéro, 1964 et 1967 ; Présence Africaine, 1998 (avec Préface du Professeur Joseph Ki-Zerbo).
Cheikh Anta Diop, In L’Affirmation de l’identité culturelle et la formation de la conscience nationale dans l’Afrique contemporaine, Unesco, 1981, p. 72.
Désalmand P., Histoire de l’éducation en Côte-d’Ivoire, tome I : Des origines à la Conférence de Brazzaville, Abidjan, éd. CEDA, 1983.
Joseph Ki-Zerbo (ss. dir.), Eduquer ou périr, Unicef-Unesco, Editions de L’Harmattan, 1990.
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome II : Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Fayard, 1981/1987.
Lê Thành Khôi, Education et Civilisations. Sociétés d’hier, Unesco, 1995.
Pierre Erny, L’enfant et son milieu en Afrique noire, Paris, Payot, 1972 ; édition de 1987, L’Harmattan.