Dans nos publications antérieures, nous avons, à plusieurs reprises, évoqué certaines perceptions antirépublicaines de l’État. Ces perceptions, avons-nous dit, constituent, sans doute, de graves entraves à la vie de la démocratie en Afrique. Mais, d’un autre point de vue, et à l’antipode de cette opinion ultra républicaine, on peut aussi dire que c’est à la république de s’adapter au contexte socio culturel africain, au lieu de se proposer, ou de s’imposer, comme cadre institutionnel unique et universel de l’exercice du pouvoir par les peuples.

Après tout, l’histoire montre bien que beaucoup de nations d’Europe, coincées entre un héritage aristocratique conservateur, et une aspiration révolutionnaire au pouvoir populaire, ont pu opérer le compromis qui a conduit aux monarchies dites constitutionnelles, où les rois règnent sans gouverner, et où les peuples sont dotés du régime parlementaire, sans avoir coupé la tête des rois et sans avoir privé les aristocrates de la couronne ancestrale. Au bout du compte, au début du XXème siècle et dans le vieux monde, on ne voit guère que la France qui ait opté, radicalement, pour la forme républicaine de la souveraineté. C’est alors un peu plus tard, que les communistes imposèrent, en Europe de l’Est et en Russie des Tsars, des républiques colorées de leurs valeurs de gauche, et qu’il sortit, après le régime hitlérien, ces nations où le souverain monarchique est sublimé par la présence symbolique d’un président sans pouvoir exécutif et sans visibilité, tel en République fédérale d’Allemagne ou en Israël, face à un parlement qui détient tous les pouvoirs réels.
On peut alors déduire, de tout cela, que l’Afrique, au lieu de vouloir être plus royaliste que le roi, pouvait bien chercher sa propre voie vers la démocratie, en évitant d’imiter, tous azimuts, certains modèles d’Europe. Mais, en l’absence de monarchies communes aux peuples que le colonisateur a regroupées dans ces pays africains aux frontières purement arbitraires, le seul modèle qui s’imposait à ces nouveaux États, c’était, impérativement, la forme républicaine du pouvoir, excluant ainsi, pour la majorité des pays, toute possibilité de monarchie constitutionnelle. Ce choix des élites africaines, opéré dans les années 1960, était, manifestement, en déphasage avec la sensibilité des peuples. On comprend pourquoi, soixante ans plus tard, la république se trouve encore mal enracinée dans la conscience des peuples africains. Faut-il alors en déduire que la forme républicaine du pouvoir est antinomique aux réalités socio culturelles du continent ? Une réponse, objective ou subjective, à cette question, exige préalablement de revenir sur les contours de la république, telle que l’histoire les a fait germer dans la vie de l’humanité.

Il faut dire, que le terme république est l’un des plus redondants dans la philosophie politique occidentale. Dès lors, il n’est pas très pratique de chercher à suivre le filon qui va de la « République » de l’antique Platon, à la « République populaire » des communistes au XXème siècle, en passant par les latins de la Rome antique et les idéologues du siècle des Lumières. Nous partons alors, tout simplement, du constat que toutes les communautés d’hommes, depuis les origines de l’humanité, ont vu se côtoyer deux sphères dans leur vie ; il s’agit de la vie privée et de la vie publique , dont les contenus ont variés selon la civilisation et selon l’époque historique, laissant voir, tantôt une forte préséance de la communauté sur l’individu, tantôt une expression débordante du privée, au détriment de la sphère publique. En tout état de cause, il ressort, d’un regard panoramique sur le passé de notre civilisation, que même dans les sociétés les moins organisées, il y a eu une « res-publica », « une chose publique », qui justifia l’être-ensemble selon des principes communs. Cette « chose publique » dont la dénomination latino-romaine s’est vulgarisée dans nos sociétés contemporaines, va de la terre patrie, aux institutions et aux symboles communs, en passant par le patrimoine matériel et spirituel d’un peuple .
La chose publique a ainsi toujours été le point de départ de toutes les cités humaines ; son aspect qui a fondamentalement évolué, au cours de l’histoire, est le statut de son dépositaire légitime et ou légal. Accaparée, tout au long des millénaires, par des dynasties monarchiques, des autocraties tyranniques, des groupes socio-aristocratiques, la chose publique ne deviendra véritablement publique qu’avec l’émergence de l’égalité, en raison, en dignité et en droit, de tous les citoyens. Cette émergence d’une des valeurs les plus essentielles de notre époque, dont le tournant décisif est indubitablement le siècle des Lumières, correspond, dans l’histoire, au surgissement du peuple comme « sujet souverain », propriétaire et dépositaire de la chose publique. Tandis que les formes antérieures du pouvoir politique considéraient le peuple comme « sujet-objet » faisant partie de la chose publique - elle-même transformée en chose privée de souverains monarchiques, tyranniques ou aristocratiques -, la république égalitaire proclame que la chose de la cité appartient au peuple tout entier, constitué en souverain libre et susceptible d’exprimer une volonté générale inaliénable.
Cette volonté générale républicaine ne peut cependant s’exprimer, que si le peuple exclut toutes les formes de discrimination négative en son sein. Elle suppose la suppression pure et simple des castes, de la hiérarchisation des races, des ethnies et de toutes les entités qui constituent la cité des hommes. Une république est une union d’hommes libres et égaux en dignité ontologique et en droit, liés par l’histoire ou par un contrat expresse pour un destin commun. On le perçoit alors, une telle conditionnalité ne peut être réunie, que si la république repose sur des bases laïques.
Toutefois, la laïcité républicaine, comme a pu l’indiquer le journaliste burkinabé et autorité coutumière moaga, Issaka Sourwema Naaba Boalgao, n’est pas synonyme d’une hostilité du politique à l’égard du religieux. La république est loin d’être une négation des divinités et des croyances ; elle les rejette, tout simplement, dans l’ordre de la vie privée. Bien sûr, l’ordre républicain a innové les choses !
En effet, dans l’histoire pré républicaine, tantôt les divinités ont fait partie de la res-publica, en qualité de dieux des nations polythéistes, et, tantôt, c’est la res-publica qui a appartenu au Dieu chrétien, en charge alors d’en déterminer le dépositaire terrestre. C’était, là, une confusion que le fondateur du christianisme avait pourtant voulu éviter, en appelant à remettre à « César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » !
Cependant, la confusion faisant l’affaire des pouvoirs terrestres du temps et du clergé des lieux, et nonobstant l’éclairage de l’africain Saint Augustin, évêque d’Hippone, qui prôna la séparation entre la cité des hommes et celle de Dieu, elle sera érigée, depuis la conversion de l’empereur Constantin, en norme sacrée des nations d’Europe.
C’est, au bout du compte, la république des libéraux du XVIIIe siècle qui est venue mettre fin à cette confusion, en affirmant la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique. Dans la civilisation de l’occident chrétien, cette séparation s’est traduite par l’historique divorce, que l’empereur Napoléon Bonaparte poussa à son paroxysme en France, entre l’Église et l’État , entre l’ordre moral et confessionnel d’une part, et l’ordre républicain d’autre part. Dès lors, la république s’est affirmée en Europe, tout en s’accommodant, péniblement, des monarchies indécrottables, et s’est exportée dans le reste du monde, plus ou plus fidèlement, comme un ordre, non pas immoral, anticlérical, antireligieux et athée, mais laïc, supra religieux et humaniste.

En bilan transitoire, il faut retenir que la république, dans sa forme juridique achevée et libérale, est le fruit d’une longue évolution faite au rythme des progrès de la liberté des peuples, des idées humanistes et d’égalité entre les hommes.
La république achevée fait du pouvoir politique une force laïque et suprême, transcendant les autres sources de pouvoir d’ordres moral, économique, idéologique, et religieux qui, elles, sont confinées, par la loi républicaine, dans la sphère de la vie privée ou associative, et admises dans la cité, au nom des libertés de croyance, d’opinion, d’association et de culte. C’est cette même république qui a alors été transplantée, à la suite du fait colonial, dans les réalités socio culturelles d’Afrique, imposant, aux peuples africains, le modèle occidental de la forme de l’État, de la laïcité et de la division, à la Montesquieu, du pouvoir politique en trois faces : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Cette greffe, par l’histoire rendue indispensable, s’est cependant faite dans un contexte marqué par la survivance des perceptions ethniques du pouvoir, par l’inféodation des mœurs politiques aux coutumes et pratiques ancestrales, par les résistances psychosociologiques à la séparation du politique et du religieux, du terrestre et du céleste. Dans un tel contexte, et à la lumière de soixante ans d’expérience déjà cumulée, la république a-t-elle des chances de s’enraciner, de façon pérenne, sur le continent africain ? C’est là la question qui ouvre la réflexion sur notre prochaine publication .

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net