Ébullition quasi permanente du front social avec des méthodes insurrectionnelles, affrontements intercommunautaires, terrorisme et économie de guerre, le Burkina post insurrectionnel semble être devenu une société de défiance généralisée et en cours de dislocation accélérée.
Mais le malaise vient de loin car la racine du mal, c’est le démantèlement des États avec les PAS (Plans d’Ajustement Structurels) des années 90, parachevé par les démocraties dévoyées post Discours de la Baule.

Lors d’une conférence à l’Université de Ouagadougou, Norbert Zongo expliquait
ceci : "Si tu n’as pas à manger, il y a deux explications possibles : Soit, il n’y a pas assez à manger, soit quelqu’un a mangé ta part" ! C’est un peu simpliste et même caricatural, mais l’idée y est. D’autant plus qu’il ajoutait : "Et puisqu’il a bien mangé, il est assez costaud pour te bastonner si tu protestes."
Il est vrai qu’à l’époque, la répression était féroce et que bien des Burkinabè ont tâté du ceinturon, de la matraque, des gaz lacrymogènes et étaient devenus champions en courses-poursuites face aux bidasses...
De ce point de vue au moins, les choses ont bien changé. Reste le sentiment d’injustice plus ou moins fondé, mais généralisé qui prédomine actuellement.

Dans un article le Publié le 01 novembre 2015 dans le Nouvel Observateur lors de la sortie de son livre "Africanistan, l’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?" (Ed. Fayard, octobre 2015), Serge Michailof, chercheur à l’Iris disait
ceci : "Nous avons donc, dans un même pays, une Afrique qui se développe de manière spectaculaire, avec des élites parfois remarquables, et des poches oubliées de misère… Jusqu’à ce que les oubliés trouvent des kalachnikovs."

Le manque de services publics de base, l’injustice du système et l’absence de réponses concrètes des responsables de l’Etat à toute demande n’émanant pas des élites ont creusé un fossé entre les populations et les gouvernants. C’est ce fossé que plusieurs acteurs exploitent.

La polarisation qui caractérise les sociétés contemporaines est quasi universelle. Dans la revue The American Interest qui vient de paraître, David Blankenhorn, un politologue, président du think tank Institute for American Values, en dénombre quatorze aux USA. Je n’en retiens que quatre qui me semblent pertinentes pour le Burkina Faso.
“Numéro huit : les nouvelles règles de fonctionnement progressivement introduites au Congrès. Elles ont miné les anciennes pratiques de courtoisie et de fraternisation,
par-dessus les clivages partisans. A présent, Démocrates et Républicains se font la guerre et perdent de vue, au passage, l’intérêt supérieur du pays.
Numéro douze : la ghettoïsation des médias par le numérique. "Parce que je ne suis exposé, sur les réseaux sociaux, qu’à des présentations caricaturales des vues de mes adversaires, je suis amené à les considérer comme des gens dangereux." Les nouveaux médias favorisent l’audience des plus bruyants, des plus excessifs, des plus provocateurs. Les clowns prennent le pas sur les gens compétents.
Numéro treize : Le déclin du journalisme sérieux et honnête. La tendance à confondre les faits et l’opinion, les faits authentiques et les rumeurs qui font le buzz. L’information et le spectacle.
Numéro quatorze : Une évolution générale des mentalités : on favorise la pensée binaire sur la pensée complexe ; on présume que quiconque ne partage pas son point de vue ne peut être motivé que par la mauvaise foi ; le besoin d’être approuvé par son propre groupe ; l’incapacité à se mettre d’accord sur l’existence d’une série minimale de faits – qui permettrait de réformer ce qui ne tourne pas rond…”
(Source : Bruce Couturier, Le Tour du monde des idées, France Culture, 29/11/2018)

Examinons ce que la science peut nous apporter sur la compréhension de cette situation.

Beaucoup d’animaux si ce n’est tous, sont capables de faire la différence entre “plus grand que” ou “plus petit que”, en particulier quand ils recherchent leur nourriture. Mais c’est chez les primates que la capacité de faire la différence entre “un peu plus grand que” ou “un peu meilleur que” tend à devenir obsessionnelle. Et dans son livre consacré à la dette, Margaret Atwood commence à décrire les résultats de l’étude concernant les singes capucins que Frans de Waal et Sarah Brosnan avaient publié en 2003 dans le revue Nature.

Expériences avec les singes capucins.
Frans de Waal et Sarah Brosnan avaient exploré le comportement de singes Cebus Apella, encore appelés Sapajus apella, ou capucins à houppe noire.
Les Capucins à houppe noire vivent en Amérique du Sud. Ce sont de tout petits singes très espiègles et sans agressivité.
Les chercheurs leur avaient appris une forme de jeu, et les récompensaient en leur donnant une tranche de concombre.
Un chercheur tend la main dans laquelle il y a jetons, un petit caillou de granit. Si le capucin prend le jeton en moins d’une minute ; puis le rend au chercheur, il reçoit une tranche de concombre. S’il jette le jeton ou ne le repose pas dans la main du chercheur, il ne reçoit pas la tranche de concombre.
Puis les chercheurs ont séparé des singes capucins par groupe de deux. Deux singes sont dans une pièce, séparés par un grillage. L’un des deux singes échange un jetons avec le chercheur et reçoit la récompense, la tranche de concombre. Puis c’est au tour de l’autre singe, et ainsi de suite, et tout se passe très bien...
Une autre condition a consisté alors à donner sa récompense habituelle, une tranche de concombre à l’un des deux singes qui échange de jetons avec le chercheur, et à donner à l’autre, pour le même échange de jeton, une récompense beaucoup plus appréciée : un grain de raisin.

Le capucin qui voit son voisin recevoir du raisin refuse de poursuivre l’échange avec le chercheur. Soit il refuse de prendre le jetons, soit il refuse la récompense, la tranche de concombre qu’il appréciait jusque-là... Il préfère se priver de la récompense plutôt que d’accepter cette injustice. Il exprime aussi souvent son mécontentement, sa protestation, sa révolte en lançant violemment la tranche de concombre ou le jeton sur le chercheur, criant et en trépignant.
Et cette révolte se produit dans environ la moitié des cas. Si le chercheur donne du raisin à l’autre singe sans même qu’il y ait eu un échange de jeton, la révolte de son voisin contre le chercheur est encore plus violente et se produit dans environ 80 % des cas.
Non seulement son voisin a reçu une meilleure récompense pour une même tâche, mais en plus, il l’a reçue sans même avoir accompli la tâche ; une double inégalité de traitement...
Selon Sarah Brosnan, une fois l’expérience terminée, les singes en veulent au chercheur mais n’en veulent pas à leur voisin qui a reçu une récompense indue.

Mais est-ce réellement parce qu’ils ne supporteraient pas cette injustice (le fait qu’à travailler égal d’autres reçoivent un salaire beaucoup plus élevé) qu’ils manifestent leur protestation, ou ne serait-ce pas plus simplement qu’ils font pression sur les chercheurs pour obtenir la meilleure récompense dont ils ont découvert l’existence ?

L’année suivante Sarah Brosnan et Frans de Waal apportaient une réponse.
L’expérience était la suivante : un singe capucin seul, sans voisin réalise l’échange de jeton avec un chercheur et reçoit sa récompense habituelle, une tranche de concombre.
Le chercheur qui lui donne la tranche de concombre a placé bien visible sur une chaise une grappe de raisin qu’il ne donne pas au singe.
Il y a donc une meilleure récompense disponible mais personne ne la reçoit. Et dans ce cas, les singes refusent beaucoup moins souvent l’échange, et le refus devient de plus en plus rare à mesure que l’expérience est répétée.
Au contraire, lorsqu’un singe voit son voisin recevoir une meilleure récompense pour la même tâche voire sans avoir effectué la tâche, sa révolte violente augmente à mesure que l’expérience est répétée.
Cette révolte n’est donc pas simplement une pression exercée sur les chercheurs pour que la meilleure récompense disponible leur soit donnée. Il s’agit avant tout d’une révolte contre un traitement inéquitable.

Si un singe capucin reçoit plus que l’autre, mais que la fois suivante c’est celui qui avait moins reçu qui reçoit plus, et ainsi de suite, les capucins vont avoir trois fois plus tendance à continuer à coopérer que si c’est l’un d’entre eux qui reçoit toujours la plus grande récompense.

Ce n’est donc pas de tant le caractère inégal de la récompense qui est essentiel, mais une forme d’équité sur le long terme.
La poursuite ou l’interruption d’une coopération avec un individu particulier dépend d’une évaluation des conséquences sur le long terme de cette coopération, et non de l’équité lors d’une seule interaction. Et elle dépend de la possibilité d’un large choix d’individus avec qui coopérer, c’est-à-dire d’une capacité à tisser, détisser, retisser des liens en dehors du cercle restreint de la famille biologique.

L’idée qu’à un même travail doit correspondre un même salaire est une notion qui prévaut aussi en dehors de l’humanité et dont les racines sont probablement très anciennes.

Le titre de l’article publié dans Nature par Sarah Brosnan et Frans de Waal était : “Les singes refusent un salaire inéquitable”.

Ces expériences sont nombreuses et ont été reproduite sur plusieurs espèces animales dont les chimpanzés, les bonobos, les corbeaux, mais également des enfants humains autour de 4 ans. Et les résultats étaient les mêmes.

Sans consensus minimal, les sociétés éclatent.
L’affaiblissement de l’état dans les pays du Sahel a atteint un tel niveau que le seuil de décomposition de nos pays est désormais de l’ordre du possible. Nous avons tort de croire que nos institutions nous protégeront, car elles ne valent que par la puissance et la solidité des forces politiques qui les font vivre. A elles seules, ces institutions ne peuvent pas garantir la paix civile. Il faut qu’existe un consensus minimal entre les citoyens.
Pour qu’un pays ne sombre pas dans la décomposition et dans une anarchie, il faut que les citoyens éprouvent un sens profond de réciprocité et d’obligation mutuelle.
Mais il faut aussi qu’il existe une culture partagée, car c’est sur elle que se fonde l’identité nationale.

Maixent Somé
Analyste politique
Kaceto.net