Le grimpeur devient, à 22 ans, le plus jeune vainqueur du Tour de France depuis plus d’un siècle, et le premier Colombien à ramener le maillot jaune dans un pays où le cyclisme se confond avec l’histoire.

Jusqu’ici, les « petits Colombiens » du Tour de France étaient sympathiques, exotiques, mutiques, assignés au temps des pionniers dans les années 80, aux casquettes Café de Colombia - le paysan à moustache Juan Valdez, un âne, une montagne gravés dans le même écusson - frappés des propos monstrueux d’un Laurent Fignon (propos repris par Pédale Magazine en 2017) : « Pour qu’ils gagnent, il faut qu’ils changent de race. » Longtemps, ils n’ont été que cela, « petits », condamnés aux incendies dans les grands cols et aux cendres froides dans la quête du maillot jaune, malhabiles, indolents et, pire, associés à la drogue, à la violence et la corruption qui ont pendant plusieurs décennies balafré leur pays. En 2010, Nairo Quintana, celui qui portait les espoirs du cyclisme colombien comme une enclume, remportait le Tour de l’Avenir, en France, encore sous les relents racistes de jeunes coureurs européens… Et puis, Egan Bernal a surgi. A 22 ans, le vainqueur du Tour de France 2019 est le plus jeune depuis plus d’un siècle. En 106 éditions, le premier maillot jaune d’un pays « émergent ». L’héritier d’une riche histoire de cyclistes pauvres, en Colombie où le vélo est aussi populaire que le foot, mais pour des raisons autres. L’idole « moderne », presque idéale pour une classe dirigeante à Bogotá, qui brise un pesant folklore.

« Petite flamme »

Vendredi 26 juillet 2019. Le jour où il détrône le Français Julian Alaphilippe, s’installe en haut du col de l’Iseran, 2 770 mètres, et au sommet des classements, la Colombie vit son histoire au ralenti. Il y a sept heures de fuseaux et 9 000 kilomètres de gouffre entre les Andes et les Alpes. Un café sur une route de Medellín. Simon Pellaud, cycliste helvète amateur qui court avec les professionnels, épris d’Amérique latine, s’arrête pour remplir son bidon. La télé tremble à faibles magnitudes. « Sur le moment, c’était puissant, raconte celui qui est renommé "El Suizo". Mais moins fort que la veille au col du Galibier, quand Nairo Quintana remporte l’étape. En Colombie, jusqu’ici, la star c’était Quintana. Les gens disaient au moindre cycliste du dimanche "allez Nairo !" Bernal n’était pas connu. Pas encore… » Au comptoir, un homme soudain happé par la télé s’étonne de ce grimpeur en conquête, le corps fléchi vers l’avant, comme renversé par-dessus le guidon : « Ce prénom, Egan, c’est colombien ? » Deux jours plus tard, dimanche, El Espectador repeignait sa une en jaune avec un cycliste adolescent prêt à envoyer un baiser d’une main, saluant de l’autre la foule en libérateur. Le titre en majuscules : « Egan ».

Son état civil est un caprice et une étourderie. Le médecin qui examine sa mère et lui annonce qu’elle est enceinte propose de devenir le parrain de l’enfant et recommande de le baptiser d’après un mot « grec » follement ambitieux, qui voudrait dire « champion ». La mère accepte. En réalité, « Egan » signifie « petite flamme » en gaélique irlandais. Heureuse créature veillée par un médecin érudit et par une lointaine mythologie. Son histoire tranche avec celle bouleversante, romancée, des grands grimpeurs de la Cordillère avant lui, récits si proches les uns des autres qu’ils figeaient la lignée dans l’infortune et une légère condescendance. Ainsi de Nairo Quintana, son aîné de sept ans. Fils de paysans, élevé dans les montagnes, soigné d’un mal étrange par une guérisseuse alors qu’il était bébé, chauffeur de taxis clandestins, acharné à gravir les cols comme l’échelle sociale…

Egan Bernal vient lui aussi des Andes, 2 600 mètres d’altitude, ancienne région des Indiens muiscas. Mais il n’a pas grandi entre la terre et le bétail, plutôt dans la classe moyenne, avec une mère employée dans des plantations d’œillets et un père ancien cycliste amateur qui travaillait comme gardien dans la cathédrale de Zipaquirá, ce joyau blanc moiré de bleu et gris, taillé dans les carrières de sel. Ce n’est pas un hasard si Bernal a les moyens de s’inscrire à l’université privée de la Sabana, à Bogotá, à 40 km de chez lui, une institution administrée par l’Opus Dei - avant de devenir cycliste, il s’imaginait journaliste.

« Grande humilité »

« Bernal incarne le Colombien européanisé, qui a appris l’anglais, écouté les conseils d’entraîneurs européens - les racines du vélo se trouvent sur le Vieux Continent, raconte le journaliste Luis Enrique Barbosa. C’est le contraire de Quintana, qui suit un mode de vie plus "tropical" comme on dit, une attitude introvertie et trop vite satisfaite. » A l’inverse de ses devanciers, Bernal attaque son sport par le flanc du VTT. A 18 ans, il est recruté par l’équipe italienne Androni, guidé par les controversés (pour le dopage) Franco Pellizotti, maillot à pois déchu du Tour de France en 2009, et Michele Bartoli, son premier entraîneur européen. A 20 ans, il gagne le Tour de l’Avenir. Le Team Sky, futur Team Ineos, lui signe un contrat inhabituellement long de cinq ans, qui court jusqu’en 2023. Il déménage en Andorre avec son père, tandis que sa mère reste à Zipaquirá pour veiller sur son petit frère. Cette saison, Egan Bernal remporte deux épreuves de référence, Paris-Nice et le Tour de Suisse. Est-ce son arrivée tardive dans le cyclisme sur route, son talent très sûr, son éducation avisée qui l’empêchent de tomber dans les pièges de l’impatience et de l’argent facile ? Comme la majorité du peloton, Simon Pellaud, le « Suisse colombien », vante les mérites du nouveau très grand grimpeur : « Talent extraordinaire, grande humilité et gentillesse. Malgré ses résultats, il ne se comporte pas comme une star ».

Gravier et poussière

Son triomphe le rattache aux cyclistes d’autrefois tout en rompant les préjugés à leur encontre. Egan Bernal « venge » ainsi Nairo Quintana et Rigoberto Urán, trois fois sur le podium depuis 2013 ; Victor Hugo Peña, premier maillot jaune colombien en 2003, équipier de Lance Armstrong ; Santiago Botero dans les mêmes années, une anomalie dans son style (rouleur davantage que grimpeur, diplômé d’économie et non pas berger) ; Alfonso Flórez, qui décrocha le Tour de l’Avenir en 1980 et lança le fantasme d’une réplique dans le Tour de France, acclamé par, dit-on, un million de ses compatriotes ; « Cochise » Rodríguez, le premier à disputer la Grande Boucle en 1973, autoproclamé « Bolívar » ; la génération sacrifiée de 1948 qui avait posé candidature pour prendre le départ, déboutée… Et surtout Lucho Herrera, double maillot à pois, heureux « scarabée » dans les cols, icône mystique quand une chute en 1985 lui dessina une arcade de sang, des yeux au menton, comme les vierges douloureuses des pèlerinages andins.

En Colombie, le cyclisme s’est toujours confondu avec l’histoire. Sport des paysans héroïques lancés sur les ornières, le gravier et la poussière lorsqu’est fondée la Vuelta a Colombia en 1951, en pleine guerre civile (300 000 morts). Sport de vitesse et de montagnes dans les années 70 et 80 quand les routes se renforcent, tout comme l’économie. Sport en berne dans la décennie 90, sous la chute des cours du café, le désengagement d’un mécène nommé Pablo Escobar, la guérilla des Farc… Et aujourd’hui, instrument de paix et de reconquête. Depuis l’accord scellé en novembre 2016 avec les rebelles, le gouvernement colombien utilise le cyclisme pour unifier le territoire vide de voitures piégées, sublimer des vues de cartes postales et affirmer un territoire prospère. Qu’importe qu’il achève un Tour de France sur un demi-exploit tardif, une envolée pas à la mesure de ses ailes, trois jours avant l’arrivée à Paris : une attaque de 6 kilomètres dans l’Iseran, une étape abrégée par la boue et des roches, l’abandon de son pire adversaire, Thibaut Pinot… A son retour en Colombie, prévu dans deux à trois semaines, Egan Bernal sera porté en héros absolu, jonction des classes sociales et des différentes époques.

Tour de France : le palmarès 2019

Classement général :
1. Egan Bernal (Col/Ineos).
2. Geraint Thomas (G-B/Ineos) à 1’11’’.
3. Steven Kruijswijk (P-B/ Jumbo-Visma) à 1’31’’.
4. Emanuel Buchmann (All/Bora-Hansgrohe) à 1’56’’.
5. Julian Alaphilippe (Fra/ Deceuninck-Quick Step) à 4’05’’.

Classement par points : Peter Sagan (Svk/ Bora-Hansgrohe).
Classement des grimpeurs : Romain Bardet (Fra, AG2R-La Mondiale).
Classement par équipe : Movistar.

Pierre Carrey envoyé spécial sur le Tour de France
Liberation.fr