En tête des sondages pour l’élection du 15 septembre, l’homme d’affaires Nabil Karoui a été placé en détention dans le cadre d’une enquête pour blanchiment d’argent.

En Tunisie, la bataille pour la présidence de la République sera féroce. Elle a déjà fait sa première victime : Nabil Karoui. L’homme de médias et candidat favori des sondages a été arrêté vendredi dans le cadre d’une enquête pour blanchiment d’argent. Des dizaines de policiers en civil l’ont interpellé sur l’autoroute alors qu’il rentrait à Tunis après l’inauguration d’un local de son parti, Qalb Tounès (« le cœur de la Tunisie »), dans le nord-ouest du pays. Le magnat de 56 ans était toujours en prison dimanche après-midi. Ses soutiens dénoncent des « pratiques fascistes » et une manipulation politique.

La candidature de Nabil Karoui n’est pas pour autant remise en cause. Président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), chargée de l’organisation des scrutins, Nabil Baffoun a expliqué vendredi sur une radio nationale que le détenu demeurerait candidat tant qu’il n’aurait pas été condamné. Le responsable de l’Isie se dit néanmoins inquiet sur l’organisation d’une campagne électorale équitable (celle-ci doit débuter officiellement le 2 septembre) quand l’un des postulants à la magistrature suprême se trouve derrière les barreaux. Quelques heures après l’arrestation, la femme de Nabil Karoui est intervenue sur Nessma TV, la chaîne de son mari, pour accuser directement le Premier ministre, Youssef Chahed, également candidat à la présidence, d’être derrière cette arrestation.
Accélération

« Pour qu’un mandat soit lancé, il faut des aveux, un risque de fuite à l’étranger ou des éléments faisant porter de sérieux soupçons », détaille un avocat à Libération. Or, Nabil Karoui n’a rien lâché au pôle judiciaire lors de ses seize heures d’audition, en juillet. Concernant un risque de fuite, son passeport lui a été confisqué. Enfin, les « sérieux soupçons » existent depuis 2016 et l’enquête menée par l’ONG anticorruption I-Watch sur les frères Karoui : l’antenne locale de Transparency International les accuse d’avoir créé des sociétés dans des paradis fiscaux, pour éviter notamment de payer des impôts. Alors pourquoi cette soudaine accélération judiciaire ? La Ligue tunisienne des droits de l’homme se pose la question, regrettant que l’affaire puisse porter « atteinte à la magistrature puisqu’elle fait penser à son instrumentalisation politique dans le but d’éliminer des rivaux ».

La haine entre Youssef Chahed et Nabil Karoui n’est un secret pour personne en Tunisie. Interrogé en juin par Libération, Nabil Karoui fustigeait un chef de gouvernement « jamais élu » qui « méprise le peuple ». Youssef Chahed, qui a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, voulait de son côté voir tomber le « Berlusconi tunisien ». Son gouvernement avait d’ailleurs proposé, en juin, un amendement - finalement jamais promulgué - qui excluait les candidats ayant eu recours à de la publicité politique. Un texte sur mesure pour se débarrasser de Karoui, qui a largement utilisé sa chaîne de télévision pour vanter l’action de son association caritative Khalil Tounès (dont Qalb Tounès est le bras politique). « Karoui tire sa popularité de sa chaîne Nessma, qui diffuse des séries très regardées, et des dons distribués par son association. Il est donc l’un des rares candidats dont le visage est connu dans tous les foyers », analyse Chokri Bahria, du think tank de politique publique Joussour.

Délétère

Cette arrestation, paradoxalement, renforce l’image « antisystème » patiemment construite par Nabil Karoui depuis son départ du parti présidentiel, Nidaa Tounès, qu’il avait cofondé. Youssef Chahed pourrait donc être in fine le perdant de cet épisode. « Cette coïncidence entre l’arrestation et la campagne fait plus de mal à Chahed, qu’on attaque de partout, qu’à Karoui », tient d’ailleurs à faire remarquer Lazhar Akremi, conseiller politique du Premier ministre, en guise de défense.

Une seconde coïncidence renforce cette atmosphère politique délétère. L’arrestation est intervenue moins de vingt-quatre heures après la décision de Youssef Chahed de déléguer temporairement - tout en restant Premier ministre - ses pouvoirs à Kamel Morjane, ministre de la Fonction publique, afin de se concentrer sur sa campagne. Mais le passé de son remplaçant fait grincer des dents : sous Ben Ali, Kamel Morjane a tenu les portefeuilles de la Défense et des Affaires étrangères. La société civile voit dans ce choix un possible retour aux anciennes pratiques.

Mathieu Galtier Correspondant à Tunis
Liberation