Jean-Michel Debrat, Serge Michailof et Olivier Lafourcade analysent pourquoi l’opération « Barkhane » peut gagner toutes les batailles et perdre la guerre contre le djihadisme.

Dans une récente tribune au Monde, le général Bruno Clément-Bollée a brisé l’omerta concernant l’intervention française au Sahel. Si l’on suit son analyse, sans un changement d’approche, la France est en train de perdre la guerre. Non que la force « Barkhane » soit menacée par un Dien Bien Phu dans les sables. Mais l’Histoire nous enseigne qu’une armée peut gagner toutes les batailles et perdre une guerre, si malgré ses succès tactiques elle ne peut empêcher l’adversaire d’atteindre ses objectifs.

Depuis 2017, les zones d’action des djihadistes au Mali, au Burkina et au Niger se sont étendues et leurs opérations, multipliées ; la prise du poste d’Indelimane (49 soldats maliens tués) le 1er novembre 2019 et la destruction le 17 décembre du poste d’Inates avec un lourd bilan pour l’armée nigérienne (71 morts et une trentaine de disparus) constituent une démonstration des capacités militaires djihadistes.
La guerre au Sahel n’est pas un conflit mineur que l’application d’un accord d’Alger mal conçu permettrait de régler. Si le Niger tient encore, la progression djihadiste au Mali et au Burkina peut déstabiliser l’Afrique de l’Ouest.
En premier la Côte d’Ivoire : l’armée est peu crédible, les rivalités ethniques sont vivaces et elle va se trouver dans des élections à risque en 2020. Le contrôle par des djihadistes des routes transsahariennes conduirait enfin à une expansion des
trafics : cocaïne, armes et migrants, au sein desquels seraient infiltrés tôt ou tard des terroristes.

Thèses complotistes

Sur le terrain, le conflit est de plus en plus perçu comme un affrontement ethnique entre agriculteurs bambara, dogon ou mossi avec des éleveurs peuls hâtivement assimilés aux djihadistes. Les autorités locales sont exaspérées par un ennemi qui garde l’initiative et ne comprennent pas ce qu’ils perçoivent comme l’échec
de « Barkhane ». Les thèses complotistes sur un double jeu de la France fleurissent. Les Peuls sont un bouc émissaire tout désigné ; déjà des extrémistes appellent au meurtre. Nos soldats risquent de se retrouver au milieu de règlements de comptes ethniques.

Pour une armée étrangère, conduire des opérations de contre-guérilla à la poursuite d’un ennemi qui se cache au sein de la population est très difficile. Les échecs au Vietnam et en Afghanistan sont là pour le rappeler. La guerre au Sahel qui se développe désormais non plus dans un nord Mali quasi désertique mais dans les villages du centre du Mali et du nord du Burkina, ne peut être gagnée par une force occidentale. La défaillance des appareils régaliens des deux Etats interdit la mise en œuvre de la stratégie de la tache d’huile chère à Gallieni, qui verrait l’administration reprendre progressivement le contrôle des zones sécurisées par « Barkhane ». L’intervention de forces spéciales européennes ne changerait rien à la situation.
La France a aussi perdu la bataille de l’opinion locale. Les foules qui avaient acclamé « Serval » sont désormais abreuvées de fausses nouvelles et caillassent les véhicules de l’armée française. Le chanteur Sélif Keïta a diffusé sur YouTube une diatribe anti-française qui a été vue plus d’un million de fois. Dans une lettre ouverte au président Macron, le talentueux metteur en scène Oumar Sissoko nous accuse de complicité de meurtre. Quant au monde rural, l’échec de l’éducation publique et les financements par l’Arabie saoudite de milliers de mosquées et d’écoles coraniques ont réussi à convertir au salafisme une population qui pratiquait jusque-là un islam soufi modéré.

Le principal message du général Bruno Clément-Bollée est « mettons les Sahéliens en responsabilité ». C’est la voix du bon sens. Et combien serait-ce plus satisfaisant pour nous et prometteur pour ces pays si la force « Barkhane » pouvait se mettre en simple soutien d’armées sahéliennes pleinement responsabilisées.
D’autant que « Barkhane » n’a pas vocation à rester au Mali et qu’il faut bien réfléchir à une relève. Mais nous nous heurtons ici à la dramatique faiblesse de ces armées.

Nettoyer les écuries d’Augias

Au Mali, les programmes de formation des militaires (EUTM et EUCAP) ont été confiés à l’Union européenne. La formation se fait sans que la nature des problèmes, des menaces et donc des besoins n’ait été définie dans le cadre d’un plan type livre blanc. Lorsque le problème est le népotisme et la corruption, on peut former des soldats pendant des années sans parvenir à reconstruire une armée. D’autant que, sans introduire, comme c’est le cas au Sénégal, une gestion des ressources humaines fondée sur le mérite et non sur les seuls liens familiaux, ethniques ou politiques, il est inutile d’espérer rebâtir ces armées humiliées.

Les forces nationales sahéliennes doivent être équipées aux mêmes standards que nos propres troupes et commandées par des officiers choisis sur la base du mérite. De nouvelles unités devront être constituées. La gestion des ressources humaines devra être remise à plat. L’entretien des matériels devra être sorti des réseaux de corruption qui revendent pneus, gas-oil et pièces détachées. Des instructeurs de l’armée française peuvent certainement aider en ce domaine. Mais qu’on ne nous dise pas qu’il n’y a pas de cadres maliens et burkinabés de valeur pour nettoyer ces écuries d’Augias !

Assainir ces armées locales suppose un leadership politique qui a fait défaut jusqu’à ce jour. Qui sera le champion de ces réformes ? Un possible « deal » serait qu’en échange des efforts demandés, l’équipement et même la solde des militaires soient payés par des concours budgétaires, européens si c’est possible, français si c’est trop compliqué. Trop cher ? Heureusement, les soldes des militaires sahéliens et le coût des kalachnikovs sont modestes et pourraient être partiellement couverts par une rationalisation du matériel et les économies liées à un format plus réduit
de « Barkhane ».

La sécurité dans l’ensemble saharo-sahélien ne peut être assurée que par les Sahéliens. Cette sécurité suppose la construction du cœur de l’appareil d’Etat que constitue le système régalien de ces pays. C’est possible dans des délais raisonnables. Mais cette sécurité constitue un bien public régional dont le coût ne peut être couvert par les seuls budgets des pays sahéliens. Ce coût doit être mutualisé et devra d’une manière ou d’une autre être payé par les pays voisins concernés les plus riches, les pays européens. Sans doute est-il temps de réexaminer notre approche dans cette région.

Jean-Michel Debrat, de l’Observatoire Pharos, ancien directeur général adjoint de l’Agence française de développement (AFD) ; Olivier Lafourcade, président de l’IP Dev, ancien directeur à la Banque mondiale ; Serge Michailof, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et à la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), ancien directeur des opérations de l’AFD.

Lemonde.fr

Jean-Michel Debrat, de l’Observatoire Pharos, ancien directeur général adjoint de l’Agence française de développement (AFD) ; Olivier Lafourcade, président de l’IP Dev, ancien directeur à la Banque mondiale ; Serge Michailof, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et à la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), ancien directeur des opérations de l’AFD.