La propagation aléatoire du virus replace chaque personne humaine devant sa condition de vulnérabilité, sans discriminations.

Tribune. Depuis le début du confinement, j’ai eu plusieurs crises d’angoisses, provoquant des symptômes qui peuvent s’apparenter au Covid-19. Parfois, je suis persuadé d’être infecté. Je me suis préparé en conséquence : j’ai acheté un thermomètre et du paracétamol en guise d’anxiolytique. Je passe mon temps au téléphone et sur les réseaux sociaux, tabac, lectures, « continuité pédagogique », alcool et yoga en ligne pour tenir dans mon studio parisien de 20 m². Les règles de l’art de la guerre ont soudainement changé.

Les chiffres gonflent. Je me demande quand et comment la maladie m’atteindra. Le plus désagréable dans la maladie, ce sont les douleurs et l’inquiétude qui stoppent les activités ordinaires. D’un point de vue phénoménologique, la maladie est déjà là, dans le confinement, avant même que les symptômes se manifestent. Face à la maladie et la mort, il n’y a pas de posture morale universelle. Elles nous renvoient à notre histoire personnelle, à nos croyances, à notre rapport aux institutions de santé, au vieillissement, à la maladie. Elle renvoie l’Etat à sa fonction contraignante et protectrice.

La particularité du Covid-19 est son caractère aléatoire et le stress qu’il engendre. Il nous place dans une incertitude qui nous rend vulnérables. Pour endiguer la contagion, le repli sur soi devient un acte collectif. Notre immunité devient le strict repli dans notre intimité. La pandémie est une question mondiale devant laquelle tous les hommes sont égaux. Les conditions de soin et leur organisation restent inégales, ainsi que les décisions politiques pour réguler la propagation du virus, mais le problème en soi reste la question existentielle de chaque individu face à sa propre finitude. Dans les sociétés qui vantent l’invulnérabilité, nous n’étions pas préparés.

L’expérience que nous vivons est juste car son caractère aléatoire replace chaque personne humaine devant sa condition de vulnérabilité, sans discriminations. L’ordre moral est renversé. Les hiérarchies sociales peuvent être redistribuées sur d’autres critères. La contagion du Covid-19 suit des réseaux personnels et professionnels, dans des espaces sociaux transnationaux associés d’abord à une élite mondialisée et mobile. Sa rapidité de propagation peut atteindre de manière aléatoire toutes les personnes ayant des contacts rapprochés. Ce simple constat justifie l’inquiétude et le confinement le plus drastique possible. En France, un ministre, des députés, des secrétaires d’Etat ont été infectés bien avant bon nombre de citoyens. Au Brésil, au Canada et aux Etats-Unis, il aurait menacé jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat. Il a également atteint des personnalités du monde du spectacle, de la musique et du cinéma. Le virus place l’homme en face de sa condition humaine : la liberté individuelle face à la maladie et la mort. Il limite l’existence de l’homme dans le regard des autres.

L’épreuve du confinement
Ironique, le Covid-19 impose un confinement chez soi dans des sociétés qui favorisent la mobilité, l’aventure et l’intensité. Se confiner signifie se sentir protégé. Mais pour être contenant, le chez soi doit être construit. Ce n’est pas qu’une protection matérielle, mais aussi sociale et psychique. C’est une enveloppe protectrice, qui canalise les émotions, physiquement et symboliquement. La peur de s’ennuyer – pire que l’ennui lui-même – peut être si intense que l’obligation de se confiner pour un temps indéfini peut être vécue comme un calvaire. Le confinement nous contraint brutalement à l’immobilité dans des sociétés où l’ennui est un ennemi de tous les jours. Sans trajet et sans rencontre impromptue, la mise en place de nouvelles routines quotidiennes réduit sérieusement la possibilité d’imprévu. Toute sensation nouvelle provenant du monde extérieur est temporairement mais indéfiniment sacrifiée, avec toujours cette possibilité que la maladie se manifeste. Les sensations du chez soi – le regard, les odeurs, les sons – restent familières, elles ne changent pas, ou si peu. Face à soi-même, dans un avenir incertain et un présent restreint, c’est le passé qui ressurgit. Celui-ci est inquiétant : le confinement peut faire ressurgir ce qui est étrange en soi-même à force de se fréquenter de trop près. Si l’activité réflexive et la coopération n’ont pas été travaillées en amont, certains risquent de croupir dans leur ego.

Le confinement ne s’apparente en rien à des vacances, même pour ceux qui se sont exilés de manière ostentatoire dans un lieu de villégiature. C’est une épreuve dans laquelle le principal ennemi n’est pas le virus, c’est soi-même. L’angoisse reste là, elle demeure dans nos inquiétudes pour soi, pour ses proches, pour l’avenir de l’humanité. Elle s’inscrit dans les corps. Personne n’est confiné par choix. Dans une perspective socio-anthropologique, le virus construit le cadre d’une expérience collective. Il a pris le pouvoir sur les choix individuels et politiques. Ce n’est pas une retraite à un moment propice de l’existence pour se ressourcer. Ce n’est pas non plus une retraite après une période de labeur. Le virus impose la contemplation de l’intériorité de l’âme, ce qui peut induire des changements de vie personnel ou professionnel et un changement de société. Mais le cadre juridique de la contrainte et l’angoisse pèsent sur les actes, sur les pensées, sur les rêves et sur les discussions. Pendant le confinement, la contemplation d’un paysage ou des profondeurs de son âme et la réflexion sur la transformation sociale sont des privilèges. Mais le sentiment demeure de se sentir confiné : dans un cocon, une cage ou un cercueil ? Au choix. L’imaginaire reste l’ultime marge de manœuvre.

Maintenir le lien
Garder le contact pour continuer de se sentir exister devient vital. Ce ne sont pas des réjouissances familiales et amicales, mais la conservation du lien social dans une logique de survie. Les réseaux sociaux et les écrans deviennent un mal nécessaire. Dans ce cadre juridique le plus contraignant qui soit, le maintien du lien est indispensable pour continuer de pacifier les réactions contre la violence de la maladie et ses conséquences. La distance physique recompose le lien social. Il faut être astucieux pour ne pas agrandir la distance sociale dans ces conditions, car toutes les instances de régulation sociale et de contrôle social dans l’espace public sont au ralenti : passants, commerçants, chauffeurs de bus, école, services sociaux, police, tribunaux… Le confinement amplifie la désinstitutionalisation. L’Etat se retrouve seul face à sa fonction principale de protection des citoyens face au virus. Par son déni de responsabilité, le gouvernement joue le tout pour le tout devant cet aveu d’impuissance. La démagogie ne suffit pas, car dans l’intimité de son confinement, chacun lutte déjà contre la maladie.

TRIBUNE
Le confinement chez soi est une épreuve, pas un congé
Par Sylvain Beck , docteur en sociologie, enseignant-formateur et éducateur spécialisé — 27 mars 2020 à 06:29
Photo Akhtar Soomro. Reuters
La propagation aléatoire du virus replace chaque personne humaine devant sa condition de vulnérabilité, sans discriminations.
Le confinement chez soi est une épreuve, pas un congé
Tribune. Depuis le début du confinement, j’ai eu plusieurs crises d’angoisses, provoquant des symptômes qui peuvent s’apparenter au Covid-19. Parfois, je suis persuadé d’être infecté. Je me suis préparé en conséquence : j’ai acheté un thermomètre et du paracétamol en guise d’anxiolytique. Je passe mon temps au téléphone et sur les réseaux sociaux, tabac, lectures, « continuité pédagogique », alcool et yoga en ligne pour tenir dans mon studio parisien de 20 m². Les règles de l’art de la guerre ont soudainement changé.

Les chiffres gonflent. Je me demande quand et comment la maladie m’atteindra. Le plus désagréable dans la maladie, ce sont les douleurs et l’inquiétude qui stoppent les activités ordinaires. D’un point de vue phénoménologique, la maladie est déjà là, dans le confinement, avant même que les symptômes se manifestent. Face à la maladie et la mort, il n’y a pas de posture morale universelle. Elles nous renvoient à notre histoire personnelle, à nos croyances, à notre rapport aux institutions de santé, au vieillissement, à la maladie. Elle renvoie l’Etat à sa fonction contraignante et protectrice.

La particularité du Covid-19 est son caractère aléatoire et le stress qu’il engendre. Il nous place dans une incertitude qui nous rend vulnérables. Pour endiguer la contagion, le repli sur soi devient un acte collectif. Notre immunité devient le strict repli dans notre intimité. La pandémie est une question mondiale devant laquelle tous les hommes sont égaux. Les conditions de soin et leur organisation restent inégales, ainsi que les décisions politiques pour réguler la propagation du virus, mais le problème en soi reste la question existentielle de chaque individu face à sa propre finitude. Dans les sociétés qui vantent l’invulnérabilité, nous n’étions pas préparés.

L’expérience que nous vivons est juste car son caractère aléatoire replace chaque personne humaine devant sa condition de vulnérabilité, sans discriminations. L’ordre moral est renversé. Les hiérarchies sociales peuvent être redistribuées sur d’autres critères. La contagion du Covid-19 suit des réseaux personnels et professionnels, dans des espaces sociaux transnationaux associés d’abord à une élite mondialisée et mobile. Sa rapidité de propagation peut atteindre de manière aléatoire toutes les personnes ayant des contacts rapprochés. Ce simple constat justifie l’inquiétude et le confinement le plus drastique possible. En France, un ministre, des députés, des secrétaires d’Etat ont été infectés bien avant bon nombre de citoyens. Au Brésil, au Canada et aux Etats-Unis, il aurait menacé jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat. Il a également atteint des personnalités du monde du spectacle, de la musique et du cinéma. Le virus place l’homme en face de sa condition humaine : la liberté individuelle face à la maladie et la mort. Il limite l’existence de l’homme dans le regard des autres.

L’épreuve du confinement
Ironique, le Covid-19 impose un confinement chez soi dans des sociétés qui favorisent la mobilité, l’aventure et l’intensité. Se confiner signifie se sentir protégé. Mais pour être contenant, le chez soi doit être construit. Ce n’est pas qu’une protection matérielle, mais aussi sociale et psychique. C’est une enveloppe protectrice, qui canalise les émotions, physiquement et symboliquement. La peur de s’ennuyer – pire que l’ennui lui-même – peut être si intense que l’obligation de se confiner pour un temps indéfini peut être vécue comme un calvaire. Le confinement nous contraint brutalement à l’immobilité dans des sociétés où l’ennui est un ennemi de tous les jours. Sans trajet et sans rencontre impromptue, la mise en place de nouvelles routines quotidiennes réduit sérieusement la possibilité d’imprévu. Toute sensation nouvelle provenant du monde extérieur est temporairement mais indéfiniment sacrifiée, avec toujours cette possibilité que la maladie se manifeste. Les sensations du chez soi – le regard, les odeurs, les sons – restent familières, elles ne changent pas, ou si peu. Face à soi-même, dans un avenir incertain et un présent restreint, c’est le passé qui ressurgit. Celui-ci est inquiétant : le confinement peut faire ressurgir ce qui est étrange en soi-même à force de se fréquenter de trop près. Si l’activité réflexive et la coopération n’ont pas été travaillées en amont, certains risquent de croupir dans leur ego.

Le confinement ne s’apparente en rien à des vacances, même pour ceux qui se sont exilés de manière ostentatoire dans un lieu de villégiature. C’est une épreuve dans laquelle le principal ennemi n’est pas le virus, c’est soi-même. L’angoisse reste là, elle demeure dans nos inquiétudes pour soi, pour ses proches, pour l’avenir de l’humanité. Elle s’inscrit dans les corps. Personne n’est confiné par choix. Dans une perspective socio-anthropologique, le virus construit le cadre d’une expérience collective. Il a pris le pouvoir sur les choix individuels et politiques. Ce n’est pas une retraite à un moment propice de l’existence pour se ressourcer. Ce n’est pas non plus une retraite après une période de labeur. Le virus impose la contemplation de l’intériorité de l’âme, ce qui peut induire des changements de vie personnel ou professionnel et un changement de société. Mais le cadre juridique de la contrainte et l’angoisse pèsent sur les actes, sur les pensées, sur les rêves et sur les discussions. Pendant le confinement, la contemplation d’un paysage ou des profondeurs de son âme et la réflexion sur la transformation sociale sont des privilèges. Mais le sentiment demeure de se sentir confiné : dans un cocon, une cage ou un cercueil ? Au choix. L’imaginaire reste l’ultime marge de manœuvre.

Maintenir le lien
Garder le contact pour continuer de se sentir exister devient vital. Ce ne sont pas des réjouissances familiales et amicales, mais la conservation du lien social dans une logique de survie. Les réseaux sociaux et les écrans deviennent un mal nécessaire. Dans ce cadre juridique le plus contraignant qui soit, le maintien du lien est indispensable pour continuer de pacifier les réactions contre la violence de la maladie et ses conséquences. La distance physique recompose le lien social. Il faut être astucieux pour ne pas agrandir la distance sociale dans ces conditions, car toutes les instances de régulation sociale et de contrôle social dans l’espace public sont au ralenti : passants, commerçants, chauffeurs de bus, école, services sociaux, police, tribunaux… Le confinement amplifie la désinstitutionalisation. L’Etat se retrouve seul face à sa fonction principale de protection des citoyens face au virus. Par son déni de responsabilité, le gouvernement joue le tout pour le tout devant cet aveu d’impuissance. La démagogie ne suffit pas, car dans l’intimité de son confinement, chacun lutte déjà contre la maladie.

Sylvain Beck docteur en sociologie, enseignant-formateur et éducateur spécialisé
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