Dans cette Tribune parvenue à notre rédaction, Sayouba Traoré revient sur l’esclavage, cette partie de l’histoire qui, hélas ne passe pas et continue d’imprégner les rapports entre l’homme noir et les autres

Rien que le titre donne à réfléchir. L’énoncé peut agacer, irriter, choquer, hérisser et même indigner. C’est que la question n’est pas anodine. Elle n’est pas sans conséquence non plus. Déjà, il est impossible de détourner le regard. De faire celui qui n’est pas concerné. De se dire que ça ne vous regarde pas. Que c’est du passé, tout ça. Et puis, quel intérêt aujourd’hui à revenir sur ces vieilles affaires ?
Toutes ces réactions, parce que l’on voit bien que, loin d’être des vieilles affaires, la question est bien d’actualité. Et l’on voit également qu’autant il est difficile d’être un descendant d’esclave, autant il est insupportable d’être un descendant de négrier. Si l’histoire officielle délimite le temps avec des dates, la mémoire ne se laisse pas embrigader aussi facilement. Aucun député, aucun sénateur, nul législateur ne peut voter la fin solennelle d’un traumatisme. Allez sur les rives de la Garonne et demandez à voir la place des Quinconces ! Demandez à voir la statue de Victor Schœlcher ! Vous verrez la réaction de vos interlocuteurs. N’est pas Nantais qui veut. Il faut le courage utile pour affronter ses propres démons.

Comment peut-on ne pas parler de l’esclavage ?

Est-il permis de penser que le gibier et le chasseur ne perçoivent pas l’affaire du même regard ? Il se trouve que pendant des siècles, un peuple d’un continent entier a été traité comme un gibier par d’autres peuples. Les protagonistes sont connus. Chacun dans son périmètre. Sur le long terme, des Africains noirs n’ont pas jugé indécent d’asservir les peuplades voisines. Ensuite la traite, qui a véritablement consisté à traire un continent. C’est-à-dire qu’Arabes et Européens se sont appliqués à vider méthodiquement l’Afrique de ses meilleurs fils. Et quand l’affaire n’a plus été jugée rentable, on est carrément passé à la colonisation. Ce coup-ci on s’approprie le nègre, sa terre, sa famille, son âme et son mental.
Tout cela a-t-il un coût ? Assurément ! Étant entendu que les pertes des uns constituent les gains des autres. Est-il raisonnable de penser que ça ne laisse pas des traces dans les consciences ? Et puis, il y a les mots. Pour combattre un autre humain, pour coller du plomb chaud dans la poitrine d’un semblable, ou pour lui fendre le crâne d’un coup de sabre, il est nécessaire de le diaboliser par un vocabulaire bien choisi. L’Allemand est le boche honni. Le moudjahidin est un raton qui appelle évidemment la ratonnade. Le combattant asiatique est un melon. Seulement pour motiver des troupes, on fait preuve d’une telle inventivité. Pour l’affaire qui nous occupe, il s’agit de pourchasser, de capturer et de vendre l’homme-son-frère. On a beau être un négrier aguerri, on reste un homme. Un humain qui a besoin impérativement de ménager sa propre conscience. Si on explique savamment que le noir n’est pas un être humain, la physiologie hurle le contraire. On dira donc que le nègre se situe entre l’homme et l’animal. Comprendre entre l’homme blanc qui est le représentant légitime de l’humanité et le gorille accroché à sa branche d’arbre. On ne s’attarde pas à observer que le gorille a exploité la forêt pendant des millénaires sans la détruire. En comparaison, il a fallu deux ou trois pauvres décennies à l’homme, créé à l’image de Dieu est-on prié de croire, pour tout foutre en l’air, de la canopée au sous-sol.
Homo ? Certes oui ! Sapiens ? Faut voir ! Sapiens sapiens ? Belle utopie !
Bref, le nègre doit être un sous-homme, un infra-humain, une marchandise. Un gibier, on vous dit ! Et la haute hiérarchie décrète qu’il n’a pas de culture mais des coutumes qui relèvent plutôt de la simple répétition. Qu’il est dépourvu d’histoire parce qu’on n’a pas trouvé de document écrit de sa main. Sa langue, qu’importe le nombre de locuteurs, devient un dialecte. Son pays, aussi vaste soit-il, et sa nationalité sont déclarés tribu. Un mot bien trouvé celui-là, qui renvoie au tribut. Puisqu’on vous dit que le nègre est un gibier ! On convoque donc l’université et ses savants théorisent l’infériorité de l’homme noir. Des prélats décrètent doctement que le nègre ne saurait avoir une âme. Quand une troupe d’infanterie coloniale envahit un territoire, on prend soin de signer un traité de protectorat. L’escroquerie est belle. Vraiment ! Car c’est justement celui qui vous menace dans votre village avec ses canons et sa poudre, qui vous fait signer un papier où il s’engage à vous protéger. Monsieur Fillon peut s’amuser à présenter cela comme un sympathique jamboree de scouts dissipés en pleine savane. S’il parvient à y croire lui-même, c’est un homme heureux ! S’il cherche à être convaincant, c’est que ce Monsieur prend ses semblables pour des innocents.
Tout d’un coup, sans que vous y soyez pour quelque chose, vous devenez un indigène. Et sur la terre de vos ancêtres, en plus. Traduire : un sous-homme que le grand chef blanc prétend protéger et se propose de faire évoluer. Évoluer vers quoi ? En voilà des questions incongrues ! Madame et Monsieur indigène ont-ils demandé à évoluer ? Vous alors ! Vous persistez avec vos questions saugrenues ?

Au final, l’homme noir se retrouve « hors civilisation ». La comparaison est certainement osée, mais c’est un peu comme les canuts. Certains ont même cru bon d’affirmer que l’homme noir « n’est pas entré dans l’histoire », alors qu’on ne peut imaginer une partie chasse sans gibier. Grave ! Comment moi, grand nègre, pourrais-je ne pas parler de ces vieilles affaires quand présentement, à l’heure-là même qu’on discute, c’est cette représentation de sous-homme et d’infra-humain que l’on m’oppose chaque jour, chaque minute, chaque seconde, cette représentation que je lis dans l’œil de mon vis-à-vis à chacun des pas que j’ose dans la rue ? C’est par où la sortie ? Il faudrait bien que Messieurs Sarkozy et Fillon m’aident à répondre à cette difficile question.

Les mots pour le dire

Chaque jour, le descendant d’esclave fait une expérience amère. Sur le sol africain, on lui oppose constamment sa condition de fils d’asservis pour le dévaloriser et pour mutiler ses actions. Quelque intellectuel méritant a été écarté de la présidence de l’assemblée nationale dans certain pays du Sahel, parce qu’il portait ce qui est regardé comme une tare. Voyez comment les choses sont inversées ! Ce n’est pas au fils de vendeur d’êtres humains de porter la honte. C’est le lointain rejeton des victimes des gens qui ont pratiqué des razzias contre des villages entiers qui doit porter le sceau de la honte. Pourtant, l’esclavage est aujourd’hui reconnu comme un « crime contre l’humanité ». Donc, si on a bien compris, les fils de criminels continuent de toiser et de narguer les fils des suppliciés. Ce n’est pas tout !
Si vous êtes nègre et si jamais vous devez parler d’esclavage devant des Européens, vous constaterez que c’est encore à vous de porter sur vos seules épaules la charge psychologique. En effet, il vous revient de trouver les mots et les formules pour éviter de choquer vos interlocuteurs qui pourraient se sentir mis en accusation. Les pauvres petits blancs pourraient être troublés au point de se laisser aller à la repentance. Il vous faut donc faire attention, ou bien vous taire. Ce n’est pas tout !
Il y a des grands savants au cerveau puissamment blindé qui ont forgé un mot lourd de sens : victimisation. Un mot qui suffit à ligoter vos réflexions. Dire que l’histoire ne vous a pas réservé la bonne part, dire que l’imaginaire collectif ne vous donne toujours pas la bonne part, dire qu’à ce compte le futur n’envisage rien de gratifiant pour vous, ce n’est pas le réel. Vous êtes tellement retors que vous jouez la victime. C’est donc encore votre faute ! Bref, tout le monde a raison, sauf vous ! Un peu de bon sens et vous conviendrez que l’esclavage n’a jamais eu lieu. Donc la colonisation des terres et des esprits n’a jamais eu lieu. Ces épisodes douloureux qui n’ont pas existé, ne peuvent pas avoir de répercussions aujourd’hui. C’est logique, non ? Et des gens de votre sorte veulent se faire remarquer en venant jouer les victimes !
Victimisation ! Que c’est bien pensé ! Que c’est commode ! Ainsi fait, on enlève les chaînes de vos pieds et de vos bras, et on les pose sur votre esprit. Impossible d’articuler un mot sans être accusé de victimisation. Vous voilà donc condamné à mijoter dans vos tourments, empêché de réfléchir. Le plus petit borborygme est proscrit. On vous le dit, la malice ne chôme jamais. Voilà donc les champions toutes catégories des commémorations, qui interdisent de parler de siècles de dévastations, de course-poursuites, de chasse à l’homme, de captures, de ventes et d’asservissement d’êtres humains.

Et pourtant

Après des siècles de souffrance, des siècles au cours desquels on a nié votre humanité, des temps infinis au cours desquels on vous a aidé à intérioriser votre infériorité, des nuits d’angoisse et journées harassantes au cours desquelles on vous a appris à rester à votre place dans la case de l’Oncle Tom, le nègre doit aujourd’hui apprendre le mutisme qui sauve. Qu’importe si à tout moment et en tout lieu, vous êtes un humain bizarre devant expliquer et justifier sa présence dans la société des hommes ! Et si vous sentez une forte odeur de discrimination, surtout ne pas le dire ! Pour vous bloquer dans les cordes, tout philosophe qu’on se revendique, on ne craint pas la contradiction. Tantôt, on vous déclare impotent du cerveau. Après ça, on dénonce la fourberie qui vous pousse à faire de la manipulation victimaire. Un impotent du cerveau capable de manipulation ? Décidément, vous portez toutes les tares de l’humanité !
Il se trouve que taire un traumatisme, ce n’est certainement pas la bonne thérapie. Chacun voit bien que nier un problème n’aide pas à avancer. Obliger un humain à dire qu’il n’y a pas la moindre vaguelette est un traumatisme supplémentaire. Il n’y a pas meilleure prise d’otage. Et ça fait un bout de temps que ça dure. Les pirouettes intellectuelles n’y pourront rien. Car il arrive toujours un moment où les blessures pleurent. Un moment où les sueurs inondent les têtes. Un moment où il faut savoir répudier les peurs. Et tous savent que les peurs des puissants sont les plus nocives. Il faut qu’on cause. Comme disent les militaires, « sans atermoiement et sans murmure ». Il faudra bien que les puissants acceptent que les faibles les assistent dans leurs hésitations et leurs lourdeurs. Et le plus tôt sera le mieux. Pour tous !

Sayouba TRAORE
Journaliste – Ecrivain