Dans l’expression « avoir raison », le mot « raison » peut, si l’on n’y prend garde, donner l’impression de nous renvoyer à la rationalité et à la recherche objective de la vérité qui est l’objet même de la philosophie. Alors que la réalité est souvent bien différente. Car on peut bel et bien avoir raison sans être pour autant dans une recherche sincère de la vérité.

C’est ce que révèle l’art de la controverse, appelé en termes académiques « dialectique éristique ». Le philosophe Arthur Schopenhauer (1788-1860) en a formalisé les règles dans un ouvrage connu sous le titre allemand Die Kunst, Recht zu behalten (en français : L’art d’avoir toujours raison). Il y expose, en se moquant un peu, une série de stratagèmes pour toujours triompher de ses adversaires dans une discussion argumentée.
Je dis bien « en se moquant un peu », car l’entreprise de Schopenhauer visait surtout à démontrer comment un bon mélange de rhétorique, d’exploitation du contexte et de mauvaise foi pouvait permettre de sortir vainqueur d’un débat sans pour autant être dans une recherche sincère de la vérité. Les sophistes de l’antiquité grecque en avaient déjà fait leur spécialité. Schopenhauer se propose, lui, de détricoter en trente-huit stratagèmes toutes les ficelles de cet art. Les astuces qu’il propose méritent toutes d’être connues. Ne serait-ce que pour ne pas tomber dans le piège des arguments spécieux. Mais je voudrais particulièrement attirer l’attention sur l’une d’entre elles : l’argument d’autorité.
Dans le trentième stratagème de son essai, Schopenhauer conseille en effet de recourir à l’argument d’autorité pour réduire l’adversaire au silence. Qu’entend-il par-là ? Simplement que, dans une controverse, se déploie de part et d’autre une stratégie discursive visant à dominer l’interlocuteur. Et dans cette optique, l’invocation d’une autorité à l’appui de son argumentaire peut conduire l’adversaire à douter de ce qu’il avance et à déposer les armes. Non que ses arguments soient invalides sur le fond, mais parce que tout le monde se sent petit devant une autorité incontestée. On passe alors facilement pour le gagnant du débat quand bien même, sur le fond, les arguments avancés ne seraient pas forcément recevables.
Schopenhauer cite, non sans humour, l’exemple d’un curé français qui, ne voulant pas paver la rue devant sa maison comme le maire demandait à chaque citoyen de le faire, assura le conseil municipal qu’il refusait en vertu d’une phrase latine tirée de la Bible qui dit ceci : « Paveant illi, ego non pavebo ! ». En réalité, le prêtre exploitait doublement l’ignorance de ses concitoyens. Car, non seulement la citation invoquée ne venait pas de la Bible, mais en plus la traduction suggérée par la similitude avec le français était fausse. En effet, on pouvait croire que la phrase signifiait « Qu’ils pavent, moi je ne paverai pas ! ». Alors que la vraie traduction était plutôt « Qu’ils craignent, moi je ne craindrai pas ! ». « Pavere » en latin signifiant bien « craindre » et non « paver » comme le laissait entendre le prêtre devant son auditoire peu rompu au maniement de la langue latine.
Mais, abstraction faite des citations qui permettent effectivement de se placer sous la protection d’une autorité, des exemples d’arguments d’autorité ne manquent pas au quotidien. Il en est ainsi de ce qui se passe avec les célébrités. Dès qu’une personne acquiert une certaine notoriété, on a tendance à demander son point de vue sur tout et n’importe quoi, y compris sur des sujets pour lesquels il n’est pas du tout compétent. Juste parce que sa renommée lui confère une autorité dont on extrapole le champ de compétence en lui demandant de réfléchir à la place des autres et de leur indiquer le chemin à suivre.
C’est une façon bien commode de s’exonérer soi-même de l’usage – ô combien fatigant ! – de sa propre faculté de raisonnement. J’aime telle célébrité, elle a dit telle chose, donc je prends ce qu’il dit pour vrai et m’en sers comme d’une camisole réflexive ou d’un prêt-à-penser ! Ainsi, les propos des célébrités sont souvent pris pour argent comptant, tout comme le conseil municipal de l’exemple précédent donnait raison au curé, juste parce qu’il avait cité une phrase censée provenir de la Bible, de surcroît en latin.
Les arguments d’autorité sont également à l’œuvre dans les rapports entre les médias et le monde de la science. Un présentateur de journal télévisé qui interviewe un chercheur peut, par simple flatterie, introduire son propos en disant : « Nous recevons aujourd’hui monsieur Untel, l’un des plus grands spécialistes de tel domaine ». Or, en disant cela, le journaliste porte un jugement sur la compétence de l’invité alors que lui-même n’a pas la compétence requise pour juger de la compétence scientifique de la personne. Bien souvent, les médias utilisent ainsi leur pouvoir médiatique pour instituer des personnes comme étant les plus compétentes de leurs domaines respectifs alors que le monde de la recherche scientifique fonctionne selon des règles bien différentes.

Dans le milieu universitaire, on construit son autorité en exposant ses travaux à ses pairs dans des communications au sein de laboratoires et en soumettant ses articles à des comités de lecture composés de spécialistes de son domaine de recherche. Ces derniers les examinent, les critiquent, demandent des explications, les amendent, poussent leur auteur dans ses derniers retranchements et acceptent ou non de les publier dans des revues spécialisées… Et, peu à peu, la reconnaissance scientifique se construit au gré de la confrontation de ses idées et de ses trouvailles à celles de ses pairs. Les médias se situent donc, selon la formule du sociologue Pierre Bourdieu, dans le registre de « l’hétéronomie » lorsqu’ils quittent le champ médiatique pour instituer des chercheurs comme les plus grands de leur domaine.
Dans son essai Sur la télévision publié en 1996, Bourdieu écrit dans ce sens : « Dans chacun des champs, le champ universitaire, le champ des historiens, etc., il y a des dominants et des dominés selon les valeurs internes du champ. Un ‘bon historien’, c’est quelqu’un dont les bons historiens disent qu’il est un bon historien. C’est nécessairement circulaire. Mais l’hétéronomie commence quand quelqu’un qui n’est pas mathématicien peut intervenir pour donner son avis sur les mathématiciens, quand quelqu’un qui n’est pas reconnu comme un historien (un historien de télévision par exemple) peut donner son avis sur les historiens, et être entendu. Avec ‘l’autorité’ que lui donne la télévision, M. Cavada [célèbre animateur de débats télévisés en France dans les années 1980 et 1990] vous dit que le plus grand philosophe français est M. X. Imagine-t-on que l’on puisse faire arbitrer un différend entre deux mathématiciens, deux biologistes ou deux physiciens par un référendum, ou par un débat entre des partenaires choisis par M. Cavada ? Or, les médias ne cessent pas d’intervenir pour énoncer des verdicts. »
Mais les arguments d’autorité se déploient aussi dans l’invocation des diplômes et des titres. A compétence égale, on sait qu’une personne qui a un diplôme est souvent plus crédible qu’un autodidacte. Le diplôme attribuant une autorité qui peut, quelquefois, être utilisée de façon abusive pour réduire au silence les adversaires. De même, la délégation de pouvoir que les citoyens confèrent à leurs élus lors des élections dote ces derniers d’une autorité souvent vite étendue à d’autres domaines, soit par eux-mêmes, soit par ceux-là mêmes qui les ont élus.
Dans une discussion, la parole du maire, du député ou du ministre pèse plus lourd que celle du citoyen lambda. Et la même règle est valable dans les rapports hiérarchiques : la parole d’un inspecteur de l’éducation nationale est davantage respectée que celle d’un enseignant même si, sur le fond, l’enseignant peut parfois être dans la vérité et l’inspecteur dans l’erreur. Un proverbe mooré résume bien cela : « A Ka-tõog noore, yelyaase ! » (La bouche de celui qui n’a pas d’autorité dit toujours n’importe quoi).
En somme, on peut avoir raison dans un échange d’arguments sans pour autant détenir la vérité. Car des enjeux de pouvoir et de domination sont à l’œuvre dans la controverse. De sorte que celui qui arrive à faire basculer l’auditoire en sa faveur remporte la partie sans nécessairement être dans le vrai. Les arguments d’autorité comptent au nombre des stratagèmes souvent employés pour triompher ; la dialectique éristique se moquant de la vérité qui exige la mise à l’épreuve des arguments avancés au moyen d’un examen logique et scientifique portant sur le fond.
On prête au mathématicien et philosophe Bertrand Russell la formule suivante : « Il vaut mieux viser la perfection et la manquer que viser l’imperfection et l’atteindre ». On pourrait en dire autant de l’argumentation : il vaut toujours mieux viser la vérité et la manquer que viser l’erreur et l’atteindre. Car une victoire rhétorique et artificielle se révèle toujours trompeuse et de courte durée. La défaite de la vérité n’étant jamais que transitoire.

Denis Dambré
Proviseur de lycée ( France)
Kaceto.net