" On peut mentir une fois à tout le monde, on peut mentir tout le temps à une personne, mais on ne peut pas mentir tout le temps à tout le monde", disait l’ancien président américain Abraham Lincoln. Autrement dit, le mensonge finit toujours par être rattrapée par lé vérité et confondre le menteur. Le souvenir d’enfance que raconte Denis Dambré en est l’illustration parfaite. Pour camoufler l’école buissonnière laquelle il s’adonnait de temps en temps, Blaise avait trouvé le bon prétexte : tuer les membres de sa famille, à commencer par son père. Jusqu’au jour où ce dernier "ressuscite" devant la maîtresse !

Au bout d’une semaine d’absence, Blaise était réapparu à l’école. Sommé par la maîtresse de justifier son absence, il avait affirmé, le visage complètement décomposé : « Mon père est mort ». La nouvelle avait touché la soixantaine d’élèves que comptait notre classe. Les écoliers peuvent se montrer cruels les uns à l’égard des autres. Mais, en pareille circonstance, ils savent aussi faire preuve de beaucoup de sympathie.

Blaise était le fils d’un Burkinabé émigré de longue date en Côte d’Ivoire. Il était né dans ce pays. Mais, cette année-là, sa famille était définitivement rentrée au Burkina Faso. Richement vêtu contrairement à la plupart d’entre nous, il comptait tout de même au nombre des « enfants de la brousse ». Car il n’habitait pas le centre-ville mais un village périphérique.

Les premiers jours d’école, il s’était fait un nombre important d’amis. Dans la cour de récréation, il était toujours entouré d’une foule d’élèves qui voulaient tout savoir sur sa vie en Côte d’Ivoire. Dans notre imaginaire, il revenait de l’eldorado. Ses chaussures en cuir synthétique en portaient le témoignage. Nous,, nous marchions pieds nus. Un peu fier de sa notoriété, il achetait régulièrement des bonbons qu’il distribuait dans la cour à ceux qui lui prêtaient allégeance. Je l’observais avec distance, intimidé par sa prestance.

Nous croyions alors que son aura trahissait une supériorité dans le domaine scolaire. Il avait été scolarisé une année en Côte d’Ivoire avant d’arriver directement en deuxième année de cours préparatoire. Mais nous perdîmes très rapidement nos illusions. Car, interrogé en classe par la maîtresse, il fut incapable de lire quoi que ce soit. Par ailleurs, les plus costauds de l’école se rendirent vite compte de ses limites à la bagarre. Commença alors le calvaire de Blaise.

Les redoublants s’amusaient à le rouler littéralement dans la poussière de la cour de récréation sous les rires narquois des autres élèves. Et chaque fois qu’il essayait de reprendre le dessus en invoquant sa vie en Côte d’Ivoire, il y en avait toujours un pour le ridiculiser. On lui répliquait que beaucoup de Burkinabé émigrés en Côte d’Ivoire reviennent faire le malin alors qu’ils ont travaillé là-bas dans des champs de cacao en brousse. Que d’autres ont fait le ménage et reviennent mentir pour impressionner ceux qui sont restés aux pays.

Progressivement, la situation avait tourné à la défaveur de Blaise. Il n’avait plus aucun argument à avancer pour se faire respecter. Je voyais comme, peu à peu, il s’enfermait dans le mutisme et cherchait à se faire oublier. Sur son visage se peignait une tristesse légitime. L’école devenait de plus en plus invivable pour lui. D’autant que la maîtresse ne manquait pas de lui faire des remarques désobligeantes quand il ne réussissait pas son travail.

Mais, à la nouvelle du décès de son père, ses bourreaux avaient décidé d’observer une trêve par sympathie. Dans la cour de récréation, beaucoup d’élèves lui manifestaient une compassion qu’il recevait presque en larmes. La maîtresse l’avait également pris en pitié. Cela avait duré plusieurs semaines durant lesquelles il s’était montré assidu à l’école. Mais les démonstrations de bienveillance finissent toujours par s’émousser avec le temps.

Un mois s’était écoulé depuis la nouvelle de la disparition du père de Blaise. La maîtresse lui avait de nouveau demandé de lire en classe. Elle faisait preuve d’une grande prévenance à son égard. Il était manifeste qu’elle s’efforçait de l’aider à s’en sortir. Mais il n’y était pas parvenu. La maîtresse avait fini par perdre patience : « Ecoute, Blaise ! Il va falloir fournir beaucoup plus d’efforts si tu veux y arriver ! J’ai l’impression que tu n’écoutes rien et que tu ne relis même pas tes leçons ! Comment veux-tu t’en sortir dans ces conditions ? ». Son ton avait clairement laissé entendre qu’elle était au bout de ce qu’elle pouvait faire et qu’elle attendait de l’élève qu’il l’aide aussi en faisant un bout du chemin.

A ces mots, Blaise s’était mis à pleurer. Manifestement, il était désolé de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attendait de lui. La classe entière était devenue silencieuse et partageait sa souffrance. En dehors de la classe, ceux qui s’en sortaient bien en lecture se proposaient même de l’aider à apprendre. Mais rien n’y faisait. Car les abstractions scolaires n’étaient manifestement pas son truc.

Puis un jour, Blaise s’était de nouveau absenté. Nous avions cru qu’il était malade. Les jours suivants, il n’était pas venu à l’école non plus. La maîtresse constatait chaque matin son absence en faisant l’appel. Mais c’était une autre époque qu’aujourd’hui. Il n’y avait pas de téléphone pour joindre les familles et les informations circulaient moins vite. Après quelques jours, il était encore réapparu à l’école. Et, avant même l’appel, il était allé s’excuser de son absence auprès de la maîtresse : « Désolé, Madame, je ne suis pas venu la semaine dernière parce que j’ai perdu mon frère. »

Décidément, le sort s’acharnait contre lui. Non seulement il n’avait pas de bons résultats en classe, mais en plus il perdait peu à peu les membres de sa famille. Mais nous savions tous que cela pouvait arriver. Il est des moments de la vie où le malheur n’a de cible qu’une seule et même personne. Le destin l’avait encore frappé. Pauvre Blaise ! Tout le monde l’avait de nouveau pris en pitié. Et comme au décès de son père, la maîtresse l’avait ménagé le temps du deuil…

Mais un beau jour, alors que nous étions en classe, un monsieur s’était présenté à la fenêtre, située près du bureau de la maîtresse. Ainsi faisaient tous les parents qui venaient s’enquérir des résultats scolaires de leurs enfants. Nous étions en train de faire un exercice d’écriture. Occupée à remplir son cahier du jour, la maîtresse n’avait pas vu s’approcher le monsieur. Elle fut donc effrayée par le bonjour qu’il lui adressa. Son sursaut suscita l’hilarité dans la classe.

Mais, en se tournant vers la fenêtre pour voir de qui il s’agissait, elle fut encore plus effrayée de constater que c’était un revenant : le père de Blaise avec qui elle avait échangé lors de l’inscription de son fils ! La maîtresse se leva de sa chaise, fit un pas en arrière et s’adressa au monsieur en tremblant :
  Que voulez-vous ? C’est bien vous, le père de Blaise ?
  Oui, c’est bien moi ! Désolé de vous avoir mise dans cet état ! répondit le monsieur un peu gêné.
  Non, mais… Vous êtes bien vivant ?
  Oui, pourquoi ? demanda le monsieur interloqué par l’incongruité de la question.
Emue, la maîtresse posa la main sur sa poitrine et fit un soupir. Elle se tourna vers Blaise, puis de nouveau vers le monsieur. La classe était silencieuse et observait la scène.
  Votre fils s’est longtemps absenté et s’est justifié à son retour en disant qu’il avait perdu son père !
  Ah bon ? On ne me l’avait jamais faite, celle-là ! dit le monsieur en cherchant du regard son fils dans la foule des écoliers sagement assis.
  Ce n’est pas tout ! Il s’est encore absenté récemment et m’a dit à son retour qu’il avait perdu son frère !
  Ça alors ! Il n’a même pas de frère ! C’est mon seul garçon ! Où est-il, le gros menteur qui assassine sa famille pour s’octroyer des jours de vacances ? dit le monsieur en scrutant les rangées de nos tables.

Soudain, nous avions tous compris ce qui s’était passé. Blaise avait commis dans sa tête un parricide doublé d’un fratricide pour justifier son école buissonnière et échapper aux punitions en classe et aux moqueries des élèves. Pendant que la maîtresse s’entretenait avec son père, il ne savait plus où se mettre. Sa chaise était comme un promontoire d’où il ne pouvait échapper ni au regard de la classe ni à l’œil réprobateur de son père qui fulminait près de la fenêtre, lui promettant les feux de l’enfer à son retour à la maison.

Après la découverte de ce subterfuge, l’avenir scolaire déjà incertain de Blaise fut complètement brisé. Il ne pouvait plus se présenter à l’école. Non que cela lui fût interdit, mais parce qu’avec la bénédiction de son père les punitions corporelles prendraient de toute façon une ampleur insoutenable. Il fit donc le choix de refuser complètement l’école, quitte à être battu à la maison, plutôt que de continuer à subir les railleries des camarades. Quelques années plus tard, je l’avais revu en ville en train de s’activer devant un four dans lequel rôtissait de la viande de porc. Il était devenu boucher-charcutier et gagnait sa vie. Avait-il eu tort de quitter l’école ?

Denis Dambré

Proviseur de lycée (France)
Kaceto.net