Intervenant en Zoom lors du Festival de littérature de Jaipur en Inde, qui se tenait le week-end dernier, le linguiste et philosophe Noam Chomsky a fait un état des lieux de la situation politique américaine et internationale au lendemain du départ chaotique de Donald Trump. Dans le cadre de ce festival qui réunit écrivains, intellectuels, philosophes mais aussi artistes et musiciens du monde entier – et fait connaître aussi les intellectuels indiens –, Chomsky, 92 ans, longue barbe blanche, a répondu pendant 40 minutes aux questions incisives du journalistes indien Sreenivasan Jain dans une discussion intitulée « Qui gouverne le monde ? », que nous relayons avec l’aimable autorisation des organisateurs. Le fondateur de la linguistique générative revient sans concession sur l’état de la politique américaine, dévastée par la présidence Trump et plusieurs décennies de politique néolibérale. Et si vous vous intéressez également à l’œuvre philosophique du citoyen Chomsky, qui, avec la linguistique dite « générative », a renouvelé en profondeur notre conception du langage, nous vous invitons à retrouver le grand entretien qu’il nous avait accordé en 2017.

Le pouvoir de l’argent et le suprématisme blanc. « La démocratie américaine est en grave difficulté, et elle l’était déjà avant même l’époque de Donald Trump. Elle traverse une crise constitutionnelle majeure », observe Noam Chomsky. L’une des causes tient aux mécaniques de la politique partisane. Reprenant les évènements du 6 janvier 2021 au Capitole, le philosophe met en cause le parti républicain : « Ce qu’il s’est passé le 6 janvier est tout à fait intéressant, et à prendre au sérieux. Les personnes qui finançaient le parti, les principaux cercles d’entreprise ont toléré Trump. Mais ils ne l’aimaient pas. Il est trop vulgaire, il se comporte scandaleusement mal, mais ils l’ont toléré aussi longtemps qu’il remplissait leurs poches. Tous ses programmes législatifs ont été destinés aux très riches entreprises. Le 6 janvier, c’en fut trop. [...] Ces mêmes personnes en ont eu assez, elles ont dit ‘Ça suffit comme ça, qu’il s’en aille’, et c’est pour ça qu’il est parti. » Au-delà d’une démocratie gangrénée par le pouvoir de l’argent, ce sont aussi les fondements idéologiques de la politique américaine que Chomsky dénonce. « La principale identité en politique, aux États-Unis, c’est la suprématie blanche. Elle déborde largement toute autre idée. On s’en sert depuis des centaines d’années pour contrôler la population blanche. Qu’importe à quel point vous êtes atroce, si vous êtes blanc, vous vaudrez de toute façon mieux qu’un Noir », résume-t-il.
Un bilan sévère de la politique de Trump. Pour Chomsky, l’arrivée de Trump au pouvoir n’est pas un hasard. « Revenons aux années Obama et examinons les leçons que l’on peut en tirer. Quand Obama est arrivé au pouvoir, il bénéficiait d’un très grand soutien populaire. Mais il a trahi les travailleurs, il a trahi les jeunes, et c’est pour cela qu’on a eu Trump ». Selon lui, Trump est « essentiellement un démolisseur. Il n’a aucune idée de ce qu’il faut faire, mais il peut détruire tout ce qui est dans son champ de vision. Il est comme un gamin à qui l’on a filé un marteau. » Alors que Donald Trump vient encore de montrer qu’il a gardé la main sur le parti républicain, le philosophe émet une hypothèse inquiétante : « Il semble probable que Trump mettra en place un gouvernement alternatif, peut-être à Mar-a-Lago ou dans l’un de ces quartiers chics, et ce gouvernement alternatif sera présenté comme le véritable gouvernement des États-Unis, qui se distinguera du faux gouvernement de Washington dirigé par ‘l’état profond’ et les ‘faux médias’ ».

L’espoir de la mobilisation populaire.

Malgré ce constat difficile et les inquiétudes du philosophe, pour lequel on observe aujourd’hui « une dérive mondiale vers l’autoritarisme », Chomsky reste optimiste quant à la capacité des peuples à changer les choses. Celui qui considère qu’un philosophe doit s’adresser aux citoyens plutôt que de frayer avec les « masters of mankind » [les maîtres de l’humanité] selon la formule d’Adam Smith, reste convaincu qu’« au fil du temps, tout mouvement politique ou social peut fonctionner. [...] Cela demande du dévouement et de l’engagement. Ça ne se fait pas tout seul, vous devez vous battre pour des programmes sociaux et des réformes. » S’il est plus prudent en ce qui concerne la situation aux États-Unis, il note cependant qu’« on remarque aujourd’hui une nette montée en puissance des forces progressistes, sociales et militantes. Allez jeter un œil aux programmes de Biden. Ils ne sont pas à mon goût, mais ils se montrent quand même plus progressistes que ceux de ses prédécesseurs ».

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