C’est un mot que nous prononçons à tout moment de la journée pour exprimer notre reconnaissance à autrui pour un service qu’il nous a rendu. Mais quel est le véritable du "Merci". Explication de notre chroniqueur Denis Dambré.

D’après les dictionnaires étymologiques, le mot français « merci » serait issu du latin « merces » qui signifiait « salaire ». « Merces » aurait pris en latin populaire le sens de « prix », puis de « grâce que l’on accorde en épargnant un condamné » comme en témoignent encore des expressions courantes telles que « être à la merci de quelqu’un » ou « Dieu merci » ; cette dernière expression étant de syntaxe ancienne et signifiant « par la merci de Dieu », c’est-à-dire « par la grâce de Dieu ».
La valeur actuelle de marqueur de politesse et de reconnaissance du mot « merci » ne viendrait en fait que du XIVe siècle où le terme aurait fait son apparition dans la locution « votre merci » qui signifiait alors « grâce à vous ». La forme verbale était à cette époque « mercier » qui dura jusqu’au XVIIe siècle avant que le préfixe « re- » ne vienne se greffer pour donner le verbe actuel « remercier ». Ainsi, d’après l’étymologie, le remerciement est en français un acte d’humilité, une monstration de sa dépendance vis-à-vis des autres par l’affirmation que sans eux, on n’aurait pas ou ne pourrait pas faire ceci ou cela.
La sémantique historique du mot « Danke » en allemand est quelque peu différente même si on trouve des points de convergence dans certaines locutions. De forme « danc » jusqu’au moyen haut allemand (entre 1100 et 1350 ap. J.C.), le mot serait de la même racine que « denken » (penser) et signifiait donc originellement « in Gedanken halten », c’est-à-dire « garder à l’esprit », « se souvenir ». Ainsi, dire « Danke » en allemand revient, selon le sens étymologique du mot, à promettre de se souvenir.
Mais comme le souligne le Kluge, dictionnaire étymologique bien connu des germanistes, l’expression servait à l’origine à manifester sa reconnaissance, mais aussi à menacer. Qu’on songe seulement aux interprétations possibles de l’expression française « Je m’en souviendrai ! » et l’on comprendra effectivement l’équivocité de l’expression. Il faut croire cependant que la langue allemande a assimilé la signification globale du merci français dans certaines de ses locutions puisque « dank », préposition régissant le génitif ou le datif, signifie « grâce à », et qu’un énoncé tel que « Ich (ver)danke es Ihnen » a le sens de « Je vous en suis redevable ». Même la rection du verbe danken (le complément qui le suit demande le datif et non l’accusatif) donne à penser que le rapprochement sémantique s’est effectué.
En essayant d’élargir notre comparaison à la langue mooré, on se heurte d’entrée de jeu à une difficulté : l’impossibilité (faute d’études historiques poussées) de remonter aussi loin dans le temps pour découvrir, dans les décombres de l’histoire, des souvenirs enfouis. Il n’empêche que quelques pistes de réflexion peuvent être proposées quant à la signification actuelle des termes de remerciement du mooré. Trois expressions essentielles se partagent dans cette langue la valeur des termes de remerciement du français et de l’allemand. Ce sont « barka », « tarem » et « faa » (ou « faa nanda »).
Le premier, « barka », qui est incontestablement le plus employé, est un mot d’emprunt à l’arabe dont le sens primaire importe donc peu pour notre analyse. Le deuxième, « tarem », est un lexème mooré signifiant hors contexte « possession », « avoir », « biens », « richesse ». Chez les Mossi, on désigne une personne riche du terme « tarem-soba », c’est-à-dire littéralement « propriétaire de biens ». La valeur de remerciement de « tarem » n’est reconnue que lorsque celui-ci est employé en tournure exclamative suite à quelque geste de générosité de la part du partenaire de discours.
On peut alors supposer qu’il se rapproche sémantiquement du « merci » français ou du « Danke » allemand dans l’expression « Ich (ver)danke es Ihnen ». Car, dans ce contexte d’emploi, il signifie selon toute vraisemblance : « Je vous suis redevable de posséder désormais tel bien » ou « Grâce à vous, j’ai désormais telle chose (matérielle ou immatérielle) ». A moins alors que ce ne soit une marque de reconnaissance que le statut de possédant de la personne qui donne se manifeste justement par cet acte de générosité, c’est-à-dire par le « ruissellement » (comme diraient les économistes) de sa richesse sur celui qui reçoit le don.
Le dernier terme de remerciement du mooré, « faa » (ou « faa nanda »), est quant à lui une interjection exprimant le plaisir, la joie, la satisfaction du locuteur. A titre d’exemple, une personne qui vient de se restaurer peut s’exclamer « faa ! » ou « faa nanda ! » pour exprimer sa satisfaction d’avoir repris des forces. Utiliser cette expression suite à un geste de générosité revient donc à dire au partenaire de discours qu’il a atteint son objectif en voulant faire plaisir par son geste, car celui-ci fait effectivement plaisir. En effet, comme dit un proverbe mooré souvent appliqué aux enfants, « Faa nanda n paasd ye͂k n ti͂imdi » (l’expression du plaisir de voir un enfant sauter augmente son désir de sauter de nouveau).
Mais qu’en est-il de l’actualisation de ces termes de remerciement dans les trois langues ici considérées ?
Chaque locuteur possède une grammaire du discours qui n‘est pas à confondre avec sa grammaire de la langue. La première dicte les règles de combinaison des éléments linguistiques, tandis que la grammaire du discours dicte l’ensemble des règles comportementales dans l’acte de parole. Du point de vue de la grammaire du discours, remercier dans quelque langue que ce soit nécessite, entre autres préalables, une évaluation rapide par le locuteur de l’opportunité de l’acte.
Si le locuteur juge inopportun de remercier alors que l’interlocuteur s’y attendait, l’effet perlocutoire de l’absence de remerciement sera la mise en cause par l’interlocuteur de son éducation : « C’est un mal élevé, il n’a même pas remercié ! ». Au contraire, si le locuteur juge opportun de remercier alors que l’interlocuteur ne s’y attendait pas, l’effet perlocutoire sera, soit une accusation d’en faire trop (« Qu’est-ce qu’il est obséquieux ! Il en fait des tonnes pour si peu ! »), soit une réaction d’étonnement du genre « Mais pour quoi donc ? ». Cette dernière réaction ne devant en aucun cas être confondue avec les rituels français tels que « De rien », « Y a pas de quoi », « Je vous en prie » ; allemands tels que « Nichts zu danken », « Bitte schön » ; ou mooré tels que « Ka sek bark ye », « Maan y sugri ». Car, malgré ce que ces rituels langagiers laissent entendre, ils ne remettent pas en cause l’opportunité du remerciement qui les précède. Ils visent plutôt à atténuer l’humiliation de celui qui remercie en relativisant l’importance du don. Ainsi, de l’intention de remercier aux effets du remerciement, la reconnaissance en tant que fonction langagière exige, pour être réussie, une intelligence entre les partenaires de discours.

C’est là précisément qu’intervient un phénomène parfois source de malentendus dans les rapports entre locuteurs autochtones et locuteurs non autochtones d’une langue. Les études de linguistique contrastive ont souvent fait ressortir les différences structurelles entre les langues pour expliquer les imperfections langagières des locuteurs non autochtones, sans pour autant expliciter les différences de leur grammaire du discours qui, elle aussi, diverge.
On observe, par exemple, qu’à l’intérieur d’une famille ou d’un cercle d’amis proches, les locuteurs de la langue mooré remercient moins souvent que les Français ou les Allemands lorsqu’il s’agit d’un service courant tel que passer l’eau ou le sel pendant le repas. Remercier dans ce cas serait faire preuve d’obséquiosité ou d’excès de prévenance pour un service que celui qui rend trouve tout à fait normal. Tellement normal qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de refuser. On imagine alors sans peine les interprétations auxquelles un comportement aussi banal peut donner lieu dans une conversation entre un locuteur autochtone et un étranger.
Cependant, il convient de distinguer dans la valeur même de l’acte de remerciement deux aspects importants : la politesse d’une part, et la reconnaissance (ou gratitude) d’autre part. Le remerciement en tant que pratique de politesse est un acte purement formel, sans contenu moral. Dans son Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville le définit comme « ce semblant de vertu, d’où les vertus proviennent » ; et Camille Pernot dans La politesse et sa philosophie parle d’ « un art de la communication, […] un ensemble de pratiques destinées, à l’occasion des rencontres quotidiennes, à établir le contact et à faciliter les échanges entre les individus ». La reconnaissance, elle, est profonde, morale. Elle est, comme écrit encore Comte-Sponville citant Spinoza, « une joie qu’accompagne l’idée de sa cause, […] quand cette cause est la générosité de l’autre, ou son courage, ou son amour. ».
Il semble que les deux langues européennes utilisent le remerciement pour marquer la politesse et/ou la reconnaissance, sans grande considération du degré de connivence avec l’interlocuteur. Tandis que la langue mooré l’utilise, soit comme marqueur de reconnaissance, soit comme marqueur de politesse à l’égard de personnes non familières, laissant à la gestuelle, au regard et parfois simplement à la complicité silencieuse et pudique le soin de marquer la politesse à l’égard des personnes familières.
Ne pas remercier peut donc signifier implicitement chez les Mossi : « Je te considère (désormais) comme faisant partie du premier cercle de mon réseau relationnel. Sans te dire explicitement merci, tu sais bien que je ne le pense pas moins. Notre complicité est telle que nous nous comprenons sans les mots. ». Utilisée souvent pour exprimer la gratitude, l’expression courante chez les Mossi « Mam ka tar noor n pƲƲsd foom ye » (littéralement : « Je n’ai pas de bouche pour te remercier »), vise donc à rendre explicite, aux yeux des personnes qui pourraient ne pas comprendre le silence consécutif à un geste de générosité, cette forme implicite de remerciement. Car, en disant qu’on ne trouve pas de mots pour remercier, on remercie en réalité. En d’autres termes, en disant qu’on ne dit pas, on dit ce qu’on prétend ne pas dire. C’est ce qu’on appelle en stylistique une prétérition.
Ces observations ont une incidence sur l’apprentissage des langues étrangères qui, comme le soulignent Robert Galisson et Daniel Coste, auteurs du Dictionnaire de Didactique des Langues, « vise non seulement un nouveau code mais aussi un système d’énonciation différent de la langue maternelle ». En effet, malgré les progrès dans ce domaine, on peut regretter que la dimension civilisationnelle de l’apprentissage des langues vivantes reste encore largement dominée par l’évocation de faits ou de personnalités historiques et littéraires des pays dont on apprend la langue, alors que la vertu d’ouverture et de tolérance qu’on entend développer chez les élèves passe peut-être davantage par l’appréhension des différences comportementales.
La grande difficulté à décrire objectivement le code des comportements discursifs explique sans doute le retard. Il est vrai, en effet, que le comportement d’autrui s’éprouve plus qu’il ne se prouve, c’est-à-dire qu’il titille bien davantage les passions qu’il ne suscite la réflexion rationnelle. Il me semble néanmoins qu’il faudra passer par là pour faire jouer pleinement à la séquence civilisationnelle en cours de langue vivante son rôle qui est d’ouvrir l’esprit des élèves et de cultiver en eux la relativité.

Denis Dambré

Linguiste ; Proviseur de Lycée (France)
Kaceto.net