A l’occasion de la journée mondiale des droits de la femme, Denis Dambré se propose de réhabiliter, sous la forme d’une nouvelle écrite à la première personne, la mémoire d’une vieille femme accusée de sorcellerie. Il raconte son parcours de vie, les malheurs qu’elle a endurés et le processus qui conduisit à sa désignation comme sorcière. Il fait aussi état du soutien dont elle a pu bénéficier dans la vie malgré les rumeurs malveillantes lancées à son sujet pour expliquer des phénomènes inexpliqués. Ce texte constitue la première partie d’un récit qui s’offre au lecteur comme un appel à toujours préférer les explications rationnelles aux hypothèses ésotériques qui font des victimes innocentes.

Sa cour intérieure jouxtait la nôtre. Une barrière en paille étayée par des poutres en bois séparait les deux maisons. Nous faisions le tour pour lui dire bonjour le matin. Histoire de nous assurer qu’elle allait bien. De son côté, lorsque l’un de nous était malade, elle devançait notre rituel du lever du jour pour prendre des nouvelles. Sa qualité première était la discrétion. En dehors de la prévenance dont elle faisait preuve en cas de maladie, elle intervenait peu dans notre vie quotidienne. Sauf pour nous assurer qu’elle garderait la maison en notre absence. Ou, à l’inverse, nous informer qu’elle s’absentait afin que, naturellement, nous gardions la sienne. Dans le village, les rapports des habitants avec elle se limitaient aux salutations rituelles et aux échanges convenus. A la tombée de la nuit, la lumière du feu de son foyer filtrait à travers les interstices de la clôture mitoyenne. Nous savions qu’elle était là. Elle savait aussi que nous étions là en cas de besoin.

Elle, c’était yaaba, grand-mère, comme nous l’appelions. J’ai longtemps cru qu’elle était la mère de mon père. Car, du côté paternel, je n’ai pas connu mes grands-parents. Mon grand-père est mort quand mon père était adolescent. Et lorsque je suis né, sixième enfant de la famille, ma grand-mère était déjà décédée depuis longtemps. Hormis l’aîné de la famille, aucun de mes frères et sœurs ne l’avait connue. Au quotidien, la figure de grand-mère la plus proche était donc celle de yaaba. Mais, à l’âge de raison, j’ai été intrigué par le fait qu’on la désignait comme la « tante » de mon père. « Le lignage est donc plus complexe que je ne croyais » me suis-je dit. Il remontait en effet à la génération de mon grand-père. J’en eus la confirmation plus tard en apprenant qu’elle était en réalité une cousine germaine de mon aïeul qui, lui, était fils unique. Mais la relation exacte se perdait dans la nuit des temps.

Yaaba n’avait pas eu une vie facile. Mariée à un homme d’un village lointain, elle n’avait pas connu les joies de la maternité. Et son mari avait pris d’autres épouses qui lui avaient donné une descendance. Mais, au décès de ce dernier, elle était subitement devenue un poids pour la famille. Une bouche de plus à nourrir dans un contexte difficile. Conjuguée aux vieilles rancœurs recuites entre les veuves, sa situation devint de plus en plus précaire et intenable. Or, dans son malheur, il advint qu’un nourrisson de l’entourage décédât. La famille se saisit du drame pour l’accuser de sorcellerie. Et elle fut littéralement chassée du village au prétexte qu’elle était une mangeuse d’âmes d’enfants.

Avec une telle étiquette sur le dos, elle n’avait aucune chance de trouver une personne pour lui venir en aide. D’autant qu’elle n’avait pas eu de frères non plus. Elle erra des jours et des nuits. Puis sa quête désespérée de refuge la conduisit à son petit-cousin germain, mon père, qui la connaissait à peine. Cependant, nouvellement converti au catholicisme, celui-ci appliquait à la lettre les recommandations de sa confession religieuse, répondait sans réserve à l’appel à l’amour du prochain et rejetait dans la ferveur de sa foi les croyances jugées superstitieuses. Il en était ainsi des histoires de sorcellerie.

Il prit donc acte de la demande d’hospitalité et d’assistance de celle qui se présenta à lui comme étant sa « tante » germaine, réunit le conseil de famille, expliqua sa situation, argumenta contre les réticences de ceux qui ne voulaient pas prendre le risque d’exposer leur progéniture aux maléfices d’une sorcière, fût-elle de la parentèle, puis déclara : « Je prends la responsabilité d’accueillir Tilado. Je lui construirai une case à côté de ma maison, je lui donnerai un bout de mon champ de maïs puis je l’aiderai à trouver un terrain plus grand dans la brousse environnante pour qu’elle l’exploite afin d’assurer elle-même sa subsistance ».

C’est ainsi que yaaba Tilado s’était installée à côté de notre maison. Sur les conseils de mon père, elle s’était ensuite s’inscrite aux cours de catéchisme. Et, bien qu’elle eût beaucoup de difficultés à retenir par cœur la liste des sacrements, les sept péchés ou les prières rituelles, elle avait fini à force de persévérance par recevoir le baptême sous un nouveau prénom, Jeanne-Françoise, qui lui conférait une identité nouvelle mâtinée d’une touche de modernité aux yeux des villageois. Mais, comme le montrera la suite de son histoire, elle n’en était pas au bout de ses peines.

En effet, le malheur avait encore voulu que son protecteur décédât avant elle. Ce qui aurait pu lui causer de nouveaux ennuis. Car, si ma famille avait voulu charger un bouc-émissaire de la mort précoce de mon père, elle en aurait certainement fait office en raison des accusations portées contre elle par le passé. Mais il n’en fut rien et nos relations avec yaaba Tilado Jean-Françoise restèrent les mêmes qu’avant la disparition de mon père. Cependant, quelques années après le drame familial de la mort de mon père, alors que j’étais en deuxième année de cours moyen, s’est produit un événement extraordinaire demeuré jusqu’à ce jour inexpliqué. Je continue encore à échafauder des hypothèses rationnelles pour apaiser ma soif de comprendre ce qui lui est arrivé.

C’était un jour d’école. Comme d’habitude, je m’étais réveillé tôt, j’avais pris mon petit-déjeuner et j’étais parti suivre mes cours en ville. Le reste de la famille était encore couché quand j’ai quitté la maison. La matinée s’était déroulée comme à l’accoutumée. Puis, vers la fin de la pause méridienne, un camarade de la ville qui revenait de son déjeuner nous avait informés qu’une sorcière venait d’être transférée par l’ambulance à l’hôpital. Les déplacements de l’ambulance étaient un événement pour les écoliers. Nous admirions son gyrophare, sa sirène qui hurlait « Wingamé ! Wingamé ! » (Que c’est chaud ! Que c’est chaud !) et surtout son chauffeur pour la vitesse folle à laquelle il roulait. L’élève nous avait raconté que la sorcière aurait quitté son corps physique dans la nuit, qu’un fétichiste chasseur de sorcières se serait introduit dans sa case, aurait placé exprès ses mains inanimées dans le feu et, à son retour de chasse aux âmes, elle aurait retrouvé ses doigts complètement brûlés.

La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre dans l’école. Il n’était plus question que de cette histoire de sorcière piégée. Les écoliers se réjouissaient du sort que lui avait réservé le fétichiste. Mais, de fil en aiguille, j’appris que c’était une vieille femme de mon village.
  Non, protestai-je pour défendre la réputation des miens, il n’y a pas de sorcière à Toulougou ! C’est sûrement encore une de ces rumeurs sans fondement dont les gens de la ville ont le secret !
  Si, si, persista l’élève qui nous avait donné l’information, il paraît que c’est une vieille femme de ton village !
La cloche sonna la reprise des cours, mettant un terme à la controverse. Je promis à mes camarades de vérifier ces allégations en rentrant chez moi le soir.

J’étais absolument convaincu que cette histoire était, sinon fausse, du moins amplifiée par la rumeur citadine. L’éducation que j’avais reçue de me parents ne m’inclinait guère à croire aux sorcières. Les histoires les concernant piquaient simplement ma curiosité et mon envie de comprendre. On disait à leur sujet qu’elles sortaient de leur corps physique sous la forme d’une traînée d’étincelles aux heures tardives de la nuit pour aller à la recherche d’âmes d’enfants à capturer. Avec le recul, je me demande aujourd’hui si le but visé de ces allégations n’était pas simplement d’inciter les enfants à rentrer de leurs lieux de jeu avant la tombée de la nuit. J’avais même déjà vu de mes yeux dans la nuit une traînée d’étincelles. Mais était-ce vraiment une sorcière ? J’en doutais.

D’autant que les cours de catéchisme que je suivais le jeudi matin m’avaient conforté dans mon scepticisme. La jeune religieuse qui nous les dispensait nous avait expliqué lors d’une discussion que les traînées d’étincelles perceptibles de nuit n’étaient rien d’autre que du phosphore qui s’échappait généralement des cimetières. Sa démonstration toute rationnelle m’avait convaincu. Car ce que j’avais vu s’était effectivement manifesté à proximité d’un cimetière de mon village. Mais mes camarades de catéchisme s’étaient bien moqués des explications scientifiques de la religieuse ! Je les revois encore se tordant littéralement de rire. Elle en était désespérée. Moi, je faisais confiance à la science. D’autant qu’elle venait à la rescousse des valeurs d’inspiration religieuse que ma famille m’avait inculquées. Etais-je naïf ? A chacun de se faire son opinion en lisant la deuxième partie de cette histoire.

A suivre...

Denis Dambré
Proviseur de lycée (France)
Kaceto.net