"Le pouvoir revient au peuple" rappelle Jacques Batieno, auteur de la Tribune ci-contre. "Ce droit, poursuit-il, il faut le lui reconnaître et il faut le lui laisser. Toute autre attitude consistant à prendre le pouvoir et le conserver en dehors du consentement du peuple n’est que mépris du peuple, aliénation de ce peuple". Pour lui, l’élection dès le premier tour du nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Faye le 24 mars dernier montre bien que la démocratie n’est pas un luxe pour les Africains

Après un peu plus d’un demi-siècle d’indépendance, l’exercice de la politique en Afrique donne encore de voir le sempiternel et lamentable spectacle de conflits en tout genre, de vengeance, d’autocraties qui refusent de dire leur nom, de coups d’État soit pour prendre le pouvoir par la force, soit comme ultime moyen de déposer un pouvoir dont le mode de gouvernance est aux antipodes des attentes du peuple. En matière de gouvernance, l’Afrique est débordée par elle-même, elle est dépassée par elle-même, elle patauge encore et encore, n’arrivant pas à trouver sa voie, à se prendre en charge, comme si elle n’avait jamais atteint cette maturité nécessaire à la réalisation de sa plénitude politique et démocratique. C’est peut-être ce qui a fait dire au Président Jacques Chirac que « la démocratie est un luxe pour les Africains », au Président Nicolas Sarkozy, dans son célèbre discours de Dakar du 26 juillet 2007, que « le problème de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire … », ou conduit le Président Emmanuel Macron, pour des raisons politico-sécuritaires sans doute légitimes (mais était-il nécessaire d’en arriver jusque-là ?), à adouber un coup d’État au Tchad.
On ne peut pas acquiescer ni à la formule de Jacques Chirac, ni à la phrase aux relents hégéliens de Nicolas Sarkozy, et encore moins à l’attitude de Emanuel Macron, toutes sont infantilisantes pour l’Afrique. Aussi, l’excuse de la jeunesse de ces pays comme argument pour justifier de ce retard pris dans la bonne gouvernance, les grands États démocratiques, les pays développés, ayant mis plusieurs siècles pour atteindre le niveau de démocratie qu’ils connaissent, n’est-elle plus valable. L’alibi est facile, car les pays africains ont l’avantage de l’exemple donné par ces grandes démocraties. Il ne s’agit pas de calquer stricto sensu des méthodes et des façons de faire. Il s’agit de prendre exemple sur ces devanciers et de puiser chez eux ce qu’il y a de positif susceptible de permettre à l’Afrique, sur le plan politique, d’aller de l’avant. Ainsi le constat en matière de gouvernance dans bien des pays africains est accablant et désastreux. Il faut de la pédagogie à la bonne gouvernance. En effet, n’est-ce pas la politique le socle de toute société moderne ? Si la politique va mal, tout va à vau-l’eau.
Un regard rétrospectif sur la politique des États en Afrique depuis les indépendances montre que celle-ci est gangrénée par deux problèmes fondamentaux qui empêchent ces États de décoller : le problème de la solidité de leurs institutions et le problème, subséquent au premier, de la triple dialectique entre la politique, le droit et la morale. Sera-t-il possible un jour, au moins dans la majorité des pays africains, de vivre des élections véritablement inclusives, sans tâche et sans contestation ?

Le discours généraliste qui est ici le mien n’ignore pas qu’il y a des Afriques et non une Afrique, et qu’il y a des pays qui, tant bien que mal, semblent tirer leur épingle du jeu. Le Sénégal est de ceux-là, et il vient encore une fois d’en faire la démonstration. Comment rester indifférent face à une telle leçon, non pas forcément de démocratie comme on serait tenté de le dire immédiatement, mais tout simplement de politique ? Sans m’attarder dans des arguties parfois superflues, j’estime que l’on peut retenir de cette leçon de politique sénégalaise quatre moments victorieux.
En tout premier lieu, c’est la victoire du peuple sénégalais. C’est dire que le Sénégal n’est plus concerné par la question posée ci-dessus. C’est dire aussi que lorsqu’on laisse la possibilité au peuple, quel qu’il soit, de consentir à ses gouvernants, il le fait sans équivoque. Il me faut le ressasser, le pouvoir revient au peuple. Ce droit, il faut le lui reconnaître et il faut le lui laisser. Toute autre attitude consistant à prendre le pouvoir et le conserver en dehors du consentement du peuple n’est que mépris du peuple, aliénation de ce peuple. Celui qui agit ainsi n’est pas un bon gouvernant, quoi qu’il fasse, mais un dictateur, un tyran. Le peuple sénégalais en effet vient encore une fois de faire montre de sa maturité politique en procédant à une alternance par les urnes au plus haut sommet de l’État.
Ensuite, c’est une victoire des institutions sénégalaises. La force d’un État se mesure à la solidité de ses institutions. La force d’un État démocratique réside dans son ancrage institutionnel. Cela signifie que pour un État, la bonne gouvernance, ce qui donne de la légitimité à son gouvernement, c’est le fait de s’adosser sur des institutions bien ancrées, reposant sur un socle solide, celui de la loi qui constitue la valeur suprême de toute société. Ce principe fondamental, que l’on peut aussi qualifier de principe élémentaire de la bonne gouvernance, de la démocratie, se traduit concrètement dans la séparation des pouvoirs et le contrôle démocratique, car c’est au pouvoir de mettre des limites au pouvoir. Il faut laisser le juge constitutionnel ou le juge tout court faire son travail qui est celui de dire la loi dans toute sa plénitude. C’est ce qui s’est passé au Sénégal par l’entremise du Conseil Constitutionnel qui a tenu sa promesse en toute objectivité, permettant de désamorcer la crise politique inutile et insensée instaurée par le Président Macky Sall.

Toutefois, on ne peut pas dire que le Sénégal a complètement résolu le problème des institutions, car ne serait-ce que au regard des conditions dans lesquelles Ousmane Sonko a été condamné et Bassirou Diomaye Faye et jeté en prison et le PASTEF dissout, le problème de l’indépendance de la justice reste toujours posé. Qu’à cela ne tienne, les institutions, profondément secouées, sont restées débout, permettant une alternance politique dans la logique de la volonté du peuple.
En troisième lieu, c’est la victoire de l’armée sénégalaise qui ne s’est pas sentie investie d’une mission historique de on ne sait quelle divinité pour sauver le Sénégal de on ne sait quelle catastrophe imminente. Une armée républicaine digne de ce nom sait qu’elle n’a pas à se mêler de problèmes politiques, quelle que soit la situation. Surtout que dans le cas du Sénégal rien ne nécessitait l’intervention de l’armée. Elle a donc laissé au politique la mission de faire son propre arbitrage suivant le principe de la séparation des pouvoirs. Pour cela, elle mérite d’être félicitée.
Enfin, c’est la victoire d’un collectif d’individus réunis sous la bannière d’une organisation politique, l’ex-PASTEF. Cette victoire est fondamentalement stratégique du fait de n’avoir pas fait de Ousmane Sonko, leader et candidat naturel à la présidentielle, un homme irremplaçable. Sous d’autres cieux et en d’autres temps, le leader et candidat naturel ayant été mis hors-jeu de la course à la magistrature suprême par la force des choses, on aurait boudé les élections en adoptant la politique de la chaise vide. Cette option est une erreur politique absolue, ce qu’a bien compris le PASTEF en alignant au départ quatre candidats dont Ousmane Sonko lui-même et Bassirou Diomaye Faye. Compte tenu en effet des déboires judiciaires de Sonko et de son dauphin Diomaye Faye, il fallait envisager un plan C et D afin d’être certain d’avoir au moins un candidat du parti à la présidentielle. Lorsque les choses se sont clarifiées, Sonko étant définitivement éliminé et Diomaye Faye recouvrant sa liberté d’agir, le champ libre lui a été laissé par le renoncement des deux autres candidats. Nul n’est irremplaçable, même les meilleurs d’entre nous. C’est aussi la belle leçon de stratégie et de lucidité politiques donnée par le PASTEF.
De plus, les premières interventions de Diomaye Faye au lendemain de sa victoire, empreintes de sagesse, est l’autre preuve de la clairvoyance politique dont peut se targuer le tandem Sonko-Faye. C’est le bon sens de celui qui a tout compris à la politique, qui sait que l’avenir de son pays est dans l’intégration sous-régionale, dans une politique étrangère de collaboration et de respect réciproques, et non pas dans une guerre de tranchée avec la France ou la Côte d’Ivoire, pour ne citer que ces deux pays. Ils savent que la seule véritable souveraineté, ce n’est pas de se libérer d’un maître pour s’aliéner à un autre, mais c’est de reconnaître au peuple son pouvoir de désigner en toute transparence ceux qui doivent gouverner. Certes, il parle de rupture, mais pas de rupture d’intégration, encore moins de rupture de relations diplomatiques.
Le grand perdant de tout cet imbroglio politico-judiciaire, in fine, c’est Macky Sall. Même s’il a fini par rectifier quelque peu le tire en suivant la décision du Conseil Constitutionnel, mais pouvait-il en être autrement, le mal était déjà fait. Un peu comme dans une tragédie grecque, il aura tout fait pour se mettre en travers du destin du peuple sénégalais et déjouer son fatal avènement, mais rien n’y a fait, son échec est fulgurant. Comme bien d’autres avant lui, il n’a pas tiré les leçons de l’histoire, une histoire récente de surcroit.

La politique n’est pas une sinécure. Elle n’est ni un passe-temps, ni une activité de rente. Ce n’est pas un métier mais une vocation, c’est-à-dire un choix responsable dans lequel on s’engage pour les autres, pour servir les autres et qui par conséquent impose plus de devoirs que de droits. L’engagement politique suppose donc avant tout un fort intérêt pour la chose publique et une volonté à œuvrer dans le sens du bien commun. C’est pourquoi l’espace politique ne laisse aucune place à l’inertie, la légèreté et l’approximation qui prennent la forme d’une gestion des affaires courantes. En revanche, elle ouvre la voie à l’imagination, à la créativité et à la rigueur de l’action qui prend des risques obéissant aux principes nécessaires à l’intérêt général et non aux profits dirigés vers l’intérêt particulier. Les autorités nouvellement élues au Sénégal seront-elles à la hauteur de la tâche ? Tiendront-elles leur promesse de consolidation de l’ancrage institutionnel qui les a portées au pouvoir ? Surtout, seront-elles capables de résoudre le problème de la triple dialectique entre la politique, le droit et la morale, c’est-à-dire gouverner en associant politique et droit, droit et morale, politique et morale ? Ce tandem Sonko-Faye tiendra-t-il jusqu’au bout ? Sonko pourra-t-il supporter indéfiniment le fait que le pouvoir lui ait été usurpé ? Car, de toute évidence, c’était bien son moment. Pourtant il faudra bien que ce tandem tienne jusqu’au bout.

Paris le 29 mars 2024

Jacques BATIÉNO
Philosophe