Le Président de la République, dans son message à la Nation du 3 février 2024, a décidé, de manière unilatérale, brusque et sans aucun motif valable de freiner la conduite du processus de l’élection présidentielle prévue le 25 février 2024, à la veille de l’ouverture de la campagne électorale officielle. Cette décision ne repose sur aucun fondement juridique. Plus grave encore, elle viole la Constitution, la loi électorale et les traités internationaux.

Sur la violation de la constitution du Sénégal

La proposition de loi constitutionnelle en procédure d’urgence portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution ne devrait prospérer, dès lors qu’elle intervient à la suite de la publication de la liste des candidats par le Conseil constitutionnel par décision n°2/E/2024 du 20 janvier 2024 ;

Qu’elle viole les dispositions de l’article 92 de la Constitution en son alinéa 3 : « Le Conseil constitutionnel juge de la régularité des élections nationales et des consultations référendaires et en proclame les résultats », ainsi qu’en son alinéa 4 : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » ;

Qu’elle n’est conforme ni avec l’esprit ni avec la lettre des dispositions de l’article 30 de la Constitution en ce qu’elles énoncent que « Trente-cinq jours francs avant le premier tour du scrutin, le Conseil constitutionnel arrête et publie la liste des candidats. Les électeurs sont convoqués par décret » et que le décret a été pris avant la modification de l’article LO.137 du Code électoral ;

Qu’en vertu de l’article 27, alinéa premier de la Constitution : « La durée du mandat du Président de la République est de cinq ans » ; Qu’elle remet en cause, la clause d’éternité énoncée à l’article 103, alinéa 7 de la Constitution qui dispose que « La forme républicaine de l’Etat, le mode d’élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du Président de la République ne peuvent faire l’objet de révision », tout comme le dernier alinéa du même article : « L’alinéa 7 du présent article ne peut être l’objet de révision » ;

Que l’article 42 de la Constitution, dont se prévaut Monsieur le Président de la République se heurte aux dispositions pertinentes de l’article 88 rappelé dans le dernier communiqué du Conseil constitutionnel et qui énonce : « Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il est exercé par le Conseil constitutionnel, la Cour suprême, la Cour des Comptes et les Cours et Tribunaux » ;

Qu’au surplus, elle entraînera de nouvelles dépenses et l’aggravation des ressources publiques. Une nouvelle date du scrutin suppose que les documents électoraux (près de 180 millions de bulletins de vote, enveloppes, affiches ...) soient repris après que l’Etat eut déjà dépensé plusieurs milliards ;

Que dire à propos du lourd préjudice que le report causera aux différents candidats qui ont déjà engagé d’énormes dépenses ?

Qu’enfin le principe de sécurité juridique et la préservation de la stabilité des institutions fondant la jurisprudence du Conseil constitutionnel constituent des moyens juridiques fondés pour écarter ce projet funeste pour la démocratie, l’Etat de droit et la paix.

Sur la violation du code électoral

En annonçant lui-même que « compte tenu des délibérations en cours à l’Assemblée nationale réunie en procédure d’urgence, et sans préjuger du vote des députés, j’ai signé le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral », le Président de la république admet avoir annulé un décret avant que ne soit adoptée la proposition de loi portant dérogation à l’article 31 de la Constitution. Il semble méconnaitre que le premier décret a été signé en application des dispositions de l’article LO. 137 du code électoral qui précise que le décret de convocation des électeurs est pris au plus tard 80 jours avant la date du scrutin.

· SUR LA VIOLATION DU PROTOCOLE A/SP1/12/01 de la CEDEAO :

Attendu que le Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne gouvernance Additionnel au Protocole relatif au Mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité stipule en son article 2 : premièrement : qu’ « aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques » et au deuxièmement que « les élections à tous les niveaux doivent avoir lieu aux dates ou périodes fixées par la Constitution ou les lois électorales ».

· SUR LA VIOLATION DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME :

Que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 énonce en son article 21/3 que : « la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote ».

· POUR UN DÉROULEMENT RÉGULIER DE LA CAMPAGNE ÉLECTORALE OFFICIELLE :

Pour rappel, en période de campagne électorale, les réunions se tiennent librement sur toute l’étendue des départements et communes. En effet l’article L.59 du code électoral dispose en son premier alinéa : « par dérogation aux dispositions des articles 10 à 16 de la loi n°78-02 du 28 janvier 1978 relatifs aux réunions et aux articles 96 et 100 du Code pénal, les réunions électorales qui se font pendant la campagne officielle électorale se tiennent librement sur l’ensemble du territoire national ». Toutefois, tel que précisé dans le deuxième alinéa, il faut adresser une déclaration préalable adressée au Préfet ou au Sous-préfet, responsable de la circonscription, vingt-quatre (24) heures avant l’évènement. Pendant que le décret 2023-339 du 16 février 2023 portant fixation de la date de la prochaine l’élection présidentielle est encore en vigueur, nul n’est fondé à faire entrave aux activités de campagne électorale des candidats officiels sous prétexte de l’annulation absurde d’un décret relatif à la phase électorale ultérieure (le jour du scrutin).

En conséquence, la sagesse, l’attachement à la légalité ainsi que le respect aux droits des candidats et à ceux du Peuple commanderaient que la campagne électorale suive son cours normal jusqu’à la promulgation de la loi portant révision de la Constitution et éventuellement celle portant modification du code électoral.

En guise de conclusion, l’initiative du report de l’élection présidentielle assimilable à un coup d’Etat constitutionnel ternit le modèle démocratique sénégalais et risque de menacer sérieusement la paix sociale et la stabilité du pays. Par-delà la compétition électorale, nous ne devrions pas perdre de vue ce qui nous unit. Il revient à l’ensemble des acteurs, au Chef de l’Etat en particulier, de promouvoir, comme le proclame la Constitution dans son préambule, « le respect et la consolidation d’un Etat de droit dans lequel l’Etat et les citoyens sont soumis aux mêmes normes juridiques sous le contrôle d’une justice indépendante et impartiale. »

Vive la République !
Dieu préserve le Sénégal.

Le 4 février 2024, Ndiaga SYLLA, Expert électoral