Quelles chances a l’Afrique de tripler sa production agricole sur 20 à 30 ans ? L’agroécologie présente-t-elle un potentiel suffisant pour nourrir la planète ? Pourquoi la RDC n’est-elle pas devenue le Brésil de l’Afrique en termes de production agricole ? Quand va-t-on enfin éradiquer la faim ? Dans une interview accordée à l’Agence Ecofin, Bruno Parmentier, consultant spécialisé dans les questions agricoles et alimentaires, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, nous livre ses éléments de réponse.

Agence Ecofin : La FAO a fait état d’une hausse à plus de 820 millions des personnes souffrant de la faim en 2018, soit le nombre le plus élevé enregistré depuis 2010. Quel est votre avis sur ce constat ?

Bruno Parmentier : Pour ma part, j’essaie de prendre du recul. Il faut d’abord savoir qu’il n’y a pas de recensement mondial ou une enquête pour interroger les individus par rapport à leur situation alimentaire. De ce fait, il faut comprendre que ce chiffre est un peu synthétique de la disponibilité alimentaire sur le plan mondial.
Après, il y a une sorte de loi qui affirme que, quel que soit le nombre d’habitants sur la planète, il y a toujours 800 millions de personnes qui souffrent de la faim.
Lorsqu’en 1900, nous étions 1,8 milliard d’individus, on avait estimé à 800 millions le nombre de personnes souffrant de la faim. 50 ans plus tard, nous étions 2,8 milliards d’individus et il y avait encore 800 millions de personnes. Même chose en l’an 2000 où la démographie a atteint 6,5 milliards d’individus et actuellement où nous sommes 7,6 milliards de personnes. Donc, il y a une sorte de fatalité par rapport à la faim, mais on peut aussi voir le bon côté des choses en disant que depuis l’an 1900, on a réussi à nourrir presque 6 milliards de plus de gens supplémentaires.
L’Europe qui avait historiquement des périodes de famine et de pénurie n’a plus faim. Les tickets de rationnement en France, c’était jusqu’en 1948, soit 3 ans après la Deuxième Guerre mondiale. Avec l’agriculture moderne depuis 1950, la production agricole a triplé en France.
On observe la même progression en Chine qui était le pays de la faim dans les années 50. Mao Zedong avait des idées folles comme la nationalisation de l’agriculture, mais cela a causé 10 millions de morts de faim. Maintenant, depuis Mao Zedong, la population chinoise est passée de 700 millions à 1,35 milliard. Il y a quand même cette chose assez extraordinaire, on mange beaucoup mieux dans la Chine de 1 milliard 350 millions d’habitants que quand il y avait 700 millions d’habitants. Il faut dire qu’ils ont fait des progrès absolument considérables en agriculture, en multipliant notamment par 9 leur production de blé et par 15 leur production de maïs.
On peut citer un autre exemple, le Vietnam. A la libération du Vietnam, c’était un pays exsangue qui n’était pas très bon dans l’agriculture. Aujourd’hui, le Vietnam est un grand pays exportateur de riz. Donc l’agriculture a connu des progrès considérables à l’échelle mondiale et il n’est pas normal qu’on n’arrive pas à éradiquer la faim.
L’ONU a été très optimiste en 2000 quand elle annonçait les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). Elle avait alors prévu de réduire de moitié, d’ici 2015, le nombre de personnes souffrant de la faim, c’est-à-dire passer de 800 millions à 400 millions. Cela a été un échec total. On est toujours à 800 millions d’individus souffrant de la faim.

AE : Quid de la situation du continent africain ?

BP : En Afrique subsaharienne, le nombre de gens qui ont faim ne cesse d’augmenter chaque année. C’est vrai que le nombre de riches augmente aussi, mais historiquement il faut aussi se rendre compte que le nombre de personnes qui ont faim ne cesse d’augmenter depuis 30 ans, chaque année, dans presque tous les pays d’Afrique. Paradoxalement, il y a un certain nombre de pays africains où la production agricole diminue. A Madagascar, par exemple, on produit moins de nourriture qu’au temps de la décolonisation. Ce n’est pas normal.

Après, on peut regarder la bouteille à moitié pleine en disant qu’il y a encore d’énormes réserves de productivité agricole en Afrique. On peut aussi la regarder à moitié vide, en s’interrogeant sur les raisons pour les lesquelles les pays africains n’arrivent pas à faire décoller le secteur agricole, à l’image des nations d’Amérique latine ou d’Asie qui touchent du doigt l’indépendance alimentaire.

Le cas de la République démocratique du Congo (RDC) reste très parlant. Si vous regardez dans le monde, la RDC est un peu l’équivalent africain du Brésil. Le Brésil est un très grand exportateur de matière première agricole et est en train d’éradiquer la faim. La RDC a pour vocation d’être l’un des grands pays producteurs agricoles et exportateurs agricoles du monde. Les agronomes disent qu’à son plein potentiel, la RDC pourrait produire de la nourriture pour 300 millions de personnes, voire 500 millions d’individus.
Et donc, si ça se trouve, le vrai concurrent potentiel du Brésil sur les marchés internationaux des matières premières agricoles, c’est la RDC. Mais ce n’est pas actuellement le cas. Déjà, la RDC devrait nourrir une bonne partie des autres populations du monde, ce qui n’est pas le cas.
La seule explication que je vois, c’est la grande richesse naturelle et la faiblesse de l’Etat avec le pays qui est quasiment en guerre civile permanente depuis la décolonisation. S’il y a une chose qui est claire, c’est qu’on ne peut pas à la fois, se faire la guerre et produire de la nourriture.

AE : L’échéance fixée par l’ONU pour l’éradication de la faim est 2030 dans le cadre de ses Objectifs de développement durable (ODD). Cet objectif peut-il être atteint sur le continent africain où la prévalence de la sous-alimentation est la plus élevée, soit 20 % de la population ?

BP : Par rapport à l’objectif de l’ONU sur la « faim zéro » au plan mondial, je vous parie qu’il y aura toujours 800 millions de personnes qui auront faim en 2030. Sauf qu’en plus, d’ici là, il y aura 1 milliard de personnes supplémentaires. Dans le cas de l’Afrique, je préfèrerais être optimiste, mais il n’y a strictement aucune chance pour qu’on ait éradiqué la faim en Afrique, d’ici là.

La première raison est que 2030, c’est dans 10 ans. Et 10 ans, c’est court pour faire de véritables révolutions agricoles. Le second facteur est que l’Afrique est en pleine expansion démographique et cela complique le problème. Dans les 10 ans qui viennent, il y aura 300 millions d’Africains supplémentaires à nourrir. Troisièmement, il faut savoir qu’une bonne partie des pays africains qui vont augmenter leur productivité font partie du lot de pays qui vont le plus souffrir du réchauffement climatique. Or, le réchauffement climatique affecte beaucoup plus l’agriculture tropicale que les autres secteurs. Peut-être qu’on arrivera à éradiquer la faim en Afrique en 2050.
Je ne le dis pas pour décourager, mais plutôt pour montrer l’urgence absolue de s’y mettre. En fait, il faudrait tripler la production agricole africaine, d’ici 2050, avec la population qui doublera d’ici là. C’est possible dans certaines conditions de tripler la production agricole dans 20 ou 30 ans, c’est ce que la France a fait entre les années 60 et 90, mais soyons réalistes.
Les chances de tripler la production agricole en Afrique dans les 30 ans qui viennent sont faibles. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer. Si vous arrivez à doubler la production agricole, c’est déjà ça. L’augmentation du nombre de gens qui ont faim peut être parfaitement parallèle à l’augmentation de la classe moyenne. L’Afrique vit en même temps dans certains endroits un développement très rapide, mais qui n’empêche pas qu’avec le développement démographique, il y ait à la fois, beaucoup plus de riches et beaucoup plus de pauvres. Ce qu’on cherche en Afrique finalement, c’est la classe moyenne. Comme finalement, un peu partout dans l’histoire, dans les périodes de démarrage du capitalisme, il n’y a pas beaucoup de classes moyennes, mais énormément de classes populaires qui sont pauvres et de plus en plus de bourgeois qui sont riches. C’est seulement après qu’on remplit le milieu.
Donc, l’impression que j’ai, c’est que tout ça n’est pas incompatible. Il y aura beaucoup plus de riches en Afrique en 2050, mais il y aura aussi plus de gens qui auront faim.
La vérité, c’est que l’Afrique a loupé la révolution verte des années 50-60. L’agriculture commence par des choses aussi simples que la propriété de la terre, la reforestation, le partage de l’eau, l’assurance aux agriculteurs quand il y a de mauvaises récoltes, la maitrise de marché agricole. Toutes ces choses sont possibles lorsqu’il y a un Etat fort et structuré et sont extrêmement difficiles quand l’Etat est faible. Je pense que c’est toujours très difficile de parler d’un continent parce que les situations sont multiples. Il n’y a pas eu dans les années 50-60, en Afrique, beaucoup de pays qui ont réussi à créer un Etat au sens global, fort. L’Afrique du Sud était probablement le pays où l’Etat était le plus fort, même s’il y a eu l’apartheid.

AE : La révolution verte a impulsé le développement agricole de l’Asie et de l’Amérique latine, mais a engendré de nombreux impacts négatifs sur les plans humain et environnemental. Certains pensent qu’il faudrait une nouvelle révolution pour l’Afrique, notamment celle agroécologique plus respectueuse de l’environnement. Cette alternative est-elle réaliste selon vous ?

BP : Absolument ! Quelque part, il y a une nouvelle chance pour l’Afrique. La révolution verte s’appuyant sur les tracteurs, les semences sélectionnées, les herbicides, des fongicides, des insecticides, des engrais, de l’irrigation, trouve de moins en moins d’échos favorables. Ses inconvénients commencent à rattraper ses avantages. Les rendements mondiaux des céréales, qui n’avaient cessé de croître pendant 30 ou 40 ans, n’augmentent plus. L’acceptabilité sociale de cette agriculture devient beaucoup plus faible, compte tenu de tous les inconvénients qu’elle génère. Et en plus, avec le réchauffement climatique, ces solutions hautement technologiques sont très fortement remises en question parce qu’elles ne marchent bien qu’avec des conditions optimales. Quand il fait trop chaud, trop froid ou lorsqu’il y a une inondation, cela ne marche plus.
Donc à l’échelle mondiale, l’agriculture est devant le défi d’une nouvelle révolution, celle de passer d’une agriculture entièrement chimique vers une forme plus agroécologique. De la même manière que l’Afrique a sauté la case du téléphone fixe pour passer au téléphone portable, je pense que toute proportion gardée, on peut aussi assister à la même chose dans l’agriculture.
Mais cela nécessite beaucoup d’habileté pour tirer profit des avantages dont bénéficient les milieux tropicaux, comme le rayonnement solaire ou la forte pluviométrie, et aussi beaucoup d’investissements au niveau du capital humain. On peut aussi profiter des traditions culturales pour expérimenter de nouvelles formes de production. Quand on part d’une faible productivité à l’hectare, il y a encore des chances d’augmentation avec des techniques comme l’association de cultures comme les céréales et les légumineuses, la couverture permanente du sol. Donc il n’est pas impossible que l’Afrique puisse saisir l’opportunité liée à cette révolution agroécologique, malgré le réchauffement climatique dans ces régions où les forces de la nature sont très puissante.

AE : Avec l’augmentation de la population africaine et les besoins alimentaires qui vont exploser, d’aucuns indiquent que l’agroécologie à elle seule ne sera pas suffisante pour nourrir toutes les bouches même si la qualité peut être au rendez-vous. Votre avis ?

BP : Je pense que c’est une erreur de croire que la nature n’est pas puissante. Les deux systèmes de production végétale qui sont les plus efficaces au monde n’ont jamais vu un paysan, ni une charrue, ni d’engrais. Il s’agit de la forêt vierge et de la prairie naturelle.
Et dans les deux cas, ce sont des forces complémentaires de la nature qui s’entrainent à produire. La plante c’est un équilibre général entre tout ce qu’il y a dans le sol et tout ce qu’il y a autour d’elle sur le sol. Compte tenu des niveaux de productivité en Afrique, l’espoir de pouvoir tripler la productivité par des méthodes agroécologiques est vraiment réel.
Ce qui n’est pas du tout le cas en France. Dans l’Hexagone, quand on produit déjà 8 tonnes de blé, 10 tonnes de maïs ou 40 tonnes de pommes de terre à l’hectare, le but c’est d’essayer de produire autant sans chimie. Le but de l’agroécologie est de produire autant, avec moins.
« Avec les méthodes agroécologiques, Madagascar peut produire 6 tonnes de riz par hectare contre 2 tonnes actuellement, pendant que dans la vallée du Nil le rendement monte jusqu’à 8 tonnes. »
Mais cela suppose une structuration sociale et mixte entre la sagesse populaire et les précisions de la science qui permet une meilleure compréhension du génome végétal et l’exploration de la vie au niveau du sol. Il y a déjà de nombreux investisseurs étrangers de pays comme la Chine, la France, les Emirats arabes unis, les USA ou la Corée du Sud qui prennent des terres là où il y a de fortes réserves de productivité. Et donc, vous êtes sur un continent où il y a énormément de riches qui investissent dans l’agriculture.

Le monde, à commencer par l’Afrique, a vraiment besoin que l’Afrique se mette à faire de l’agriculture.

Propos recueillis par Espoir Olodo

Propos recueillis par Espoir Olodo
Agence Ecofin