Le discours néo-malthusien visant à accuser la croissance démographique mondiale, mais particulièrement celle de l’Afrique, parmi les plus grands maux à craindre pour la planète dans les prochaines années, s’est ré-immiscé insidieusement dans le discours politique français, mais également dans le discours médiatique. Cette idéologie occidentale infuse ainsi dans toutes les sphères de la société française, même aux plus hautes fonctions ; l’actualité nous le démontre une fois de plus, avec les propos du président français lors du dernier sommet du G20.
En tant que démographes, spécialisées sur l’Afrique sub-saharienne, nous sommes profondément interpelées de constater l’ampleur de la diffusion de cette idéologie occidentale. Dans le texte qui suit, nous nous sommes attachées à présenter la réalité de la dynamique démographique en Afrique, à montrer en quoi elle relève de mécanismes plus complexes que ce que le discours dominant veut le faire croire, à démêler l’écheveau entre développement et démographie et enfin à déclarer que la population africaine n’est pas une bombe prête à exploser.

Pourquoi la fécondité est-elle si élevée en Afrique ?
Les niveaux relativement élevés de fécondité de certains pays d’Afrique sont tout à fait rationnels, surtout dans des contextes de grande pauvreté. Dans les pays où les assurances santé, vieillesse, chômage sont rares et où les revenus sont si faibles que les familles n’ont aucune capacité d’épargne, seule la solidarité familiale permet aux personnes dépendantes de survivre. Un adulte (malade, sans ressources ou simplement âgé) qui ne peut subvenir à ses besoins ne peut compter que sur sa famille et généralement sur ses enfants adultes. C’est dans ces mêmes pays que la mortalité est la plus élevée, dans l’enfance comme à l’âge adulte. C’est pourquoi la fécondité est élevée : plus les couples ont d’enfants, plus ils ont de chances qu’au moins l’un d’entre eux soit vivant et solvable lorsqu’eux-mêmes auront besoin de leur aide. Les enfants sont l’assurance de leurs parents.

Prenons l’exemple du Niger qui enregistre le plus fort niveau de fécondité au monde, des taux de pauvreté et une mortalité très élevés. Les femmes ont en moyenne 7,6 enfants, mais seuls 2,7 fils seront encore en vie à l’âge adulte au moment où leurs parents ne seront plus en âge de travailler. C’est principalement sur ces fils que les parents pourront le plus s’appuyer pour bénéficier d’un soutien matériel et financier, en l’absence d’assurances santé et vieillesse, dans un contexte patriarcal. Dans ces conditions, rien de plus rationnel à ce que les couples nigériens aient une fécondité relativement élevée.

A l’opposé, en Tunisie, des systèmes d’assurance ont été mis en place dès les années 1970, parallèlement à la généralisation de la scolarisation, l’accès à la planification familiale, etc.. La fécondité y a baissé rapidement pour atteindre aujourd’hui un niveau comparable à celui de la France : 2,1 enfants par femme.

Il faut ici souligner l’extrême diversité des situations démographiques en Afrique, entre pays et au sein même des pays, entre zones rurales et urbaines par exemple. Il n’en demeure pas moins que la fécondité baisse dans toute l’Afrique(Figure 1) : l’indice synthétique de fécondité y est passé de 6,1 enfants par femme en 1991 à 4,7 en 2015. La fécondité diminue partout même au Niger, mais à des rythmes différents. Au Maghreb, où la baisse est parmi les plus anciennes du continent, la moyenne du nombre d’enfants par femme est inférieure à 2,5.

Figure1. Evolution des taux de fécondité (1950-2015) et estimations (en pointillés - 2015-2050) dans les différentes régions d’Afrique, pour l’Afrique entière et le monde (sources : UN/DESA, 2017)

Pourquoi la croissance démographique en Afrique ne ralentit-elle pas plus vite ?
La population d’Afrique subsaharienne augmente de 2,7% par an et elle va continuer d’augmenter encore plusieurs décennies à un rythme supérieur à 2% et ce quels que soient les changements qui pourront se produire. Ceci s’explique d’abord parce que l’espérance de vie augmente grâce à de nombreux progrès notamment en matière de mortalité infantile, et il faut s’en réjouir. Les femmes en âge d’avoir des enfants sont nombreuses et même si, dès aujourd’hui, elles limitaient fortement leur fécondité, le nombre de naissances resterait élevé et supérieur au nombre de décès dans les années à venir : c’est ce que l’on appelle l’inertie démographique. Au regard des niveaux encore élevés de mortalité, du faible accès à l’instruction et aux services de santé, des rapports de genre défavorables aux femmes, il est cependant difficile d’imaginer passer de six à deux enfants par femme en une seule génération. En Afrique, comme ailleurs, le développement est un élément-clé pour accélérer la baisse de la fécondité. Aucune politique ne pourrait seule faire baisser la fécondité. Des politiques coercitives, du type de celle de l’enfant unique en Chine ou celle des stérilisations forcées en Inde iraient totalement à l’encontre des libertés individuelles. Le cas chinois a bien montré les effets pervers et les conséquences négatives à long terme de telles politiques tant sur le plan démographique que sur celui du respect des droits humains et particulièrement des enfants.
La croissance démographique du continent africain va donc continuer et en 2050, un quart de la population mondiale vivra en Afrique. La question n’est donc pas tant de savoir comment y limiter la croissance de la population que d’en faire un atout. Ceci dit, la baisse de la fécondité en Afrique est plutôt rapide si nous la comparons à celle qu’a connue l’Europe. Le nombre d’enfants par femme au Kenya est passé de 6 à moins de 4 en 25 ans (1990-2014), en Côte d’Ivoire de près de 8 en à 5 en une trentaine d’années (1975-1980 à 2010) alors même qu’il a fallu plus de 100 ans à la France pour passer de 5 à 3 enfants par femme.

La croissance démographique est-elle un obstacle au développement de l’Afrique ?
Il n’y pas de raison objective de poser comme préalable à l’avenir de l’Afrique que sa croissance démographique serait un obstacle à son développement. La croissance démographique est bien sûr un défi pour les Etats. Le doublement de la population d’un pays tous les 20 ou 30 ans, comme c’est le cas sur une partie du continent, entraine des besoins croissants, en termes d’éducation ou de santé par exemple. Nous avons cependant derrière nous 40 ans de débats sur le lien entre croissance démographique et croissance économique. Les études empiriques ne montrent pas clairement que la croissance démographique aurait un impact négatif sur le développement, le lien est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. En revanche, le développement est généralement accompagné de changements démographiques importants comme la baisse de la mortalité et de la fécondité ensuite.
La baisse de la fécondité en Afrique se poursuivra, si de façon générale, les conditions de vie s’améliorent : accès équitable à l’éducation, à la santé, aux ressources et au marché du travail, possibilité de concilier une vie professionnelle et familiale, respect des libertés individuelles en matière de mariage et de santé de la reproduction. Elle sera d’autant plus rapide que les fonctions d’assurance et de redistribution ne pèseront plus sur les enfants et la famille mais sur des systèmes publics, associatifs, mutualistes. En d’autres termes, la fécondité baissera bel et bien avec le développement.

Toute rupture forte de l’aide internationale dans ce(s) domaine(s) pourrait avoir des conséquences notables, y-compris en matière de fécondité. A ce titre, la décision de l’administration américaine actuelle de suspendre tout financement public aux associations qui soutiennent le droit à l’avortement aux Etats-Unis comme à l’étranger, qui en Afrique toucheront surtout les programmes de planification familiale, dont l’agence américaine USAid est l’un des plus importants bailleurs de fonds, est un retour en arrière sans précédent.

L’Afrique est-elle une “bombe démographique” ?

Les tendances actuelles montrent que la population mondiale devrait se stabiliser autour de 11 milliards d’habitants. Allons-nous atteindre les limites de la planète ? Les travaux de la FAO ou des chercheurs du CIRAD en France montrent que la Terre peut nourrir 11 milliards d’individus. Les pays qui ont les croissances démographiques les plus élevées ne sont pas ceux qui consomment le plus ni ceux qui polluent le plus. Ce sont les modes de production et les habitudes de consommation, notamment dans les pays développés, qui sont à remettre en question.

Quand la croissance démographique est mise en débat, la discussion ne porte pas tant sur les chiffres, que sur leur interprétation. Les chiffres sont trop souvent utilisés pour masquer la complexité des processus à l’œuvre et alimenter ce qu’Hervé Lebras appelle « l’angoisse populationnelle », comme aujourd’hui au sujet des migrations africaines en France. L’argument démographique est souvent mobilisé pour dédouaner les pays occidentaux de leurs responsabilités, par exemple dans les changements environnementaux et climatiques ou dans l’exploitation des ressources naturelles mondiales. Ce n’est pas tant l’Afrique qui nous menace que notre incapacité collective à construire le monde de demain en tenant compte d’une croissance démographique différenciée, du dynamisme de certaines populations comme du vieillissement d’autres, avec leurs inconvénients comme leurs avantages.

Bénédicte Gastineau(1), Valérie Golaz(2), Stéphanie Dos Santos(1)
Chercheures, démographes au Laboratoire Population Environnement Développement
(1). Institut de recherche pour le développement
(2). Institut national d’études démographiques