A mesure que les années passent, des souvenirs lointains me reviennent. Ceux datant de l’époque où j’étais écolier occupent une place prépondérante dans ma mémoire. Certains sont franchement hilarants et me mettent de bonne humeur lorsque, remontant à la surface des eaux de mon vécu, ils surgissent à l’improviste au détour d’un mot ou d’un événement évocateur. Il en est ainsi du souvenir dont je vous propose ici le récit.

Mon cursus scolaire n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Il y a eu des hauts au début. Puis des bas suite à un drame familial qui m’a plongé dans une déprime de longue durée. Avant que je ne rebondisse un peu plus tard en apprenant à composer avec les maux de l’existence pour envisager plus sereinement l’avenir. La scène que je vais vous raconter date d’une période où les choses se passaient plutôt bien. J’étais en classe de CE2, à l’école A, au centre-ville de Koupéla.

Précision importante : je n’étais pas un enfant de la ville. Je comptais plutôt au nombre de ceux que les citadins en culottes courtes désignaient, avec un brin de condescendance, du sobriquet d’« enfants de la brousse ». Car, comme d’autres écoliers, je parcourais à pied matin et soir les kilomètres qui séparent l’école de mon domicile. Mais, sur un point particulier, les écoliers de la ville prêtaient aux « broussards » que nous étions un ascendant aussi absurde que ridicule : la détention présumée de fétiches capables de nous garantir la réussite scolaire.

Or, dans mon village, vivait un vieux danseur de warba. C’était un de mes oncles de la grande famille dont la maison se trouvait à l’écart des autres, près de l’endroit où les enfants faisaient paître les brebis pendant l’hivernage. C’était un homme affable et discret que j’appréciais beaucoup pour ses talents de danseur. Il exerçait son art aux grandes occasions, y compris lors de cérémonies officielles en ville, et les danseurs les plus réputés de Koupéla et de ses environs le connaissaient bien et le respectaient. Car son âge faisait de lui leur doyen naturel. Aussi, il n’était pas rare dans mon village de voir passer l’un d’eux en direction de sa maison pour le consulter.

L’imagination fertile des enfants nourrissant leur recherche de lien de causalité entre les phénomènes, le bruit commença à courir à l’école que je devais mes résultats scolaires, non à mes efforts en classe, mais à un puissant grigri dont mon oncle danseur de warba m’aurait gratifié. Une rumeur complètement absurde que j’ai prise à la légère dans un premier temps avant de me rendre compte qu’elle pouvait m’attirer de gros ennuis. Je n’étais alors qu’un poids-plume bien maigrichon. Et quand on n’est pas fort à la bagarre, il vaut mieux apprendre à anticiper les situations périlleuses pour sauver sa peau !

En effet, quelques camarades multi-redoublants aux muscles bien saillants commençaient à me regarder de travers, me soupçonnant d’user de mon supposé grigri contre eux. Car ils étaient convaincus que, non seulement mes présumées forces occultes protectrices m’ouvraient l’esprit en classe pour me faciliter la compréhension des leçons, mais en plus que celles-ci étaient capables, si je le voulais, d’empêcher mes camarades de réussir afin de m’assurer le meilleur rang dans la compétition scolaire.

Avec le recul des années, je trouve ces croyances naïves de l’enfance d’autant plus touchantes et amusantes que le fameux oncle danseur de warba n’avait jamais mis le pied à l’école ni même inscrit ses propres enfants dans cette institution ! Comment une personne qui ne s’était jamais intéressée aux affaires de l’école pouvait-elle me doter des moyens d’y réussir ? Comment pouvait-elle m’investir du pouvoir de nouer ou de dénouer le sort de mes camarades de classe ? Mais qu’à cela ne tienne ! J’étais subitement promu au rang de grand fétichiste par mes camarades.

Puis un jour, j’ai eu la peur de ma vie. Juste avant la récréation du matin, la maîtresse nous avait fait faire un exercice de lecture à haute voix. Je m’en étais bien sorti comme d’autres camarades. Mais l’élève le plus costaud de la classe avait étalé ses grosses difficultés, suscitant les rires moqueurs des élèves et les remarques désobligeantes de l’enseignante. Moi, je n’avais pas ri. Connaissant les limites de ma force physique, je m’en étais abstenu de peur d’avoir des comptes à régler avec ce malabar pendant la récréation.

Or, à peine sorti dans la cour, il se dirigea vers moi pour me convoquer derrière la cantine scolaire, près du terrain de foot. C’est à cet endroit que les écoliers réglaient leurs comptes, hors de la vue de l’enseignant chargé de la surveillance. Je pris donc peur et commençai à m’excuser :
  Non, je ne veux pas y aller ! Pourquoi veux-tu que je te suive là-bas ? Je ne t’ai rien fait ! Je n’ai même pas ri quand tu as lu en classe !
  Non, viens ! Je veux seulement te parler.

Après quelques hésitations, j’acceptai de le suivre le cœur battant, en pensant à mon pauvre corps qui risquait de revenir tuméfié. Car ce n’était pas le genre de garçon à faire dans la dentelle. Quelques-uns de ses amis voulurent nous suivre pour profiter du spectacle qui se profilait. Mais il leur intima l’ordre ferme de ne pas venir car, dit-il, il voulait me parler en privé.

Nous voilà donc partis tous des deux derrière la cuisine de l’école… Mais que ne fut ma surprise à notre arrivée ! Le malabar à la corpulence imposante me révéla un tout autre visage. A l’abri des regards des autres, il abandonna sa fanfaronnade habituelle et se fit tout petit devant moi pour plaider sa cause et implorer ma clémence :
  Ecoute, je sais que tu possèdes un grigri puissant capable d’empêcher les autres de réussir en classe. Tout le monde le dit. Alors, je voulais juste te supplier de ne pas faire usage de ton pouvoir de nuisance contre moi. Tu as pu le constater toi-même tout à l’heure en classe : j’ai beaucoup trop de difficultés ! Quand la maîtresse m’a demandé de lire, j’en étais incapable ! J’étais comme tétanisé par quelque chose qui m’empêchait de bien faire. Le résultat est que la maîtresse était mécontente et a crié sur moi. Ce qui m’a mis encore plus en difficulté. Alors, s’il te plaît, pense à la manière dont j’ai été traité ! Aux rires moqueurs des autres ! Pitié, épargne-moi quand tu fais usage de ton grigri pour me permettre de m’en sortir !

J’étais stupéfait par l’attitude de ce garçon dont la brutalité m’inspirait la peur. Je bredouillai :
  Tu sais, je n’ai pas de grigri ! Et ce n’est pas vrai ce que les camarades racontent ! D’ailleurs, tu peux me fouiller, dis-je en levant les bras, tu ne trouveras absolument rien sur moi ! Pas la moindre amulette !
  Oh non ! répondit-il en esquissant un mouvement de recul. Je te supplie seulement d’avoir pitié de moi et de m’épargner. Car j’ai déjà beaucoup trop de mal comme ça à l’école ! Je serai ton meilleur ami et te protégerai si quelqu’un te veut du mal. Je te le promets. Mais, s’il te plaît, épargne-moi !

La peur avait changé de camp à la faveur de la rumeur sur mes supposés pouvoirs occultes. L’image de ce garçon multi-redoublant qui se faisait tout petit devant moi dans l’espoir de sauver sa scolarité me reste gravée dans la mémoire. Je voyais clairement qu’il refusait de me fouiller, non parce qu’il était convaincu par mes propos, mais parce qu’il craignait qu’en touchant quelque amulette cachée, le courroux de mes supposés génies protecteurs ne s’allumât davantage contre lui. Il avait pris ma proposition pour une offre de pure forme, voire pour un piège machiavélique. Plus tard, quand j’ai embrassé une carrière dans l’Education nationale, j’ai souvent pensé à cette scène pour laquelle je garde une tendresse particulière. J’en tire en effet plusieurs leçons.

La première est que tous les élèves en difficulté rêvent en réalité de réussir. Les adultes perdent quelquefois patience quand le processus d’acquisition ne va pas aussi vite qu’ils le souhaitent. Mais, au fond, les enfants, eux, veulent tous réussir. Ne serait-ce que pour éprouver la satisfaction d’un regard bienveillant ou entendre le ton encourageant de l’adulte !

La deuxième leçon est que les enfants noyés dans de trop grosses difficultés scolaires finissent quelquefois par croire que seules des puissances magiques peuvent les tirer d’affaire. Pris dans un système qui ne leur convient pas mais leur demande l’impossible, ils finissent par se convaincre du caractère magique de ce qui leur est demandé et s’en remettent à la bonne grâce de quelque esprit malin pour s’en sortir.

Une autre leçon est que, dans les relations humaines, la force physique n’est pas tout, ni même l’élément essentiel. La soumission à autrui s’impose d’elle-même au moment où l’on se convainc de l’ascendant de celui-ci sur soi. Les dictateurs jouent dans ce registre. Ils ont cette capacité à prendre de l’ascendant sur tout un peuple en le convainquant de leur supériorité sur lui. Et ce, au mépris du fait qu’ils ne peuvent rien en réalité contre tout un peuple. Un de mes amis auquel j’avais raconté mon souvenir d’école m’avait dit, en plaisantant : « Tu aurais dû en profiter pour asseoir ton pouvoir sur ceux qui t’embêtaient ! Dès que l’un d’eux fait le malin, tu menaces de lui jeter un sort ! ».

Enfin, la croyance qu’il puisse exister du grigri capable de faire réussir un enfant à l’école est d’une irrationalité qui prête à sourire. A mon avis, en matière scolaire, le seul pouvoir qu’on puisse attribuer aux sortilèges fétichistes est d’ordre psychologique. Ces derniers pourraient avoir pour seule vertu de donner à celui qui y croit suffisamment de confiance en lui-même pour aborder les défis de sa scolarité en vainqueur. Mais, en aucun cas, les talismans et autres sortilèges ne remplacent l’investissement en classe et dans l’apprentissage de ses leçons. Il n’est pas de miracle à attendre dans le « temple de la raison » qu’est l’école. Le meilleur grigri, c’est le travail.

Denis Dambré

Proviseur de Lycée (France)
Kaceto.net